Ashamed – Jesus & Jude
Sitôt qu’il avait raccroché, Jude avait envoyé un SMS à Jesus pour le remercier encore de l’avoir rappelé et d’accepter de venir examiner son appartement bordélique – pour peut-être le ranger et le nettoyer le jour même. À ce moment-là, il avait déjà les mains tremblantes et la voix fébrile, envahi d’un sentiment qui lui écrase encore la poitrine aujourd’hui : la honte. L’idée qu’un inconnu (avec lequel toute tension n’est finalement pas apaisée) constate l’étendue des dégâts, l’étendue de son capharnaüm intérieur rejailli sur son lieu de vie, l’étendue de sa bêtise et de sa crasse lui retourne l’estomac. L’éditeur passe sa matinée à tourner en rond dans son appartement, une tartine à moitié entamée entre les doigts, des coups d’œil nerveux jetés à son ordinateur ouvert en vrac sur la table basse débordante de manuscrits, de bouquins entassés et de stylos éparpillés – sans compter les magazines professionnels vomis sous la petite table. Au milieu de ce patchwork se dresse une tasse vide, encore marquée de traces de café. Il devrait ranger, mais par où commencer ? Le lave-vaisselle est plein, l’évier dégueule de vaisselle sale, les plans de travail de la cuisine sont encombrés, ses deux bibliothèques sont remplies à ras bord, tout comme ses poubelles. Son réfrigérateur ne contient que des restes moisis qu’il n’a plus la force de débarrasser. Come on, boy. It’s not that complicated. Just take a new garbage bag and throw everything away. Be polite. C’est ce que sa mère répète depuis qu’il est petit : accueillir quelqu’un dans un logement mal nettoyé, c’est impensable, c’est un manque de respect. Soudain immobile au milieu du séjour, il contemple son environnement misérablement sens-dessus-dessous avec une impression écrasante d’impuissance qui lui fait monter les larmes aux yeux.
Ce n’est même pas le pire. Le pire se trouve dans la salle de bains et la chambre ; draps jamais changés, lit défait en permanence, poils et cheveux semés à tout va, évier bouché… Une catastrophe. Une honte. L’envie brûlante de décommander la venue de Jesus le démange sérieusement, mais il sort son téléphone sans l’utiliser, se contentant de le fixer bêtement. N’est-ce pas exactement pour ça qu’il fait appel à lui ? Pour l’aider ? Un nouveau regard circulaire autour de lui défait sa faible volonté de relativiser. C’est un immense travail qu’il lui demande. Tout ça pour un appartement qu’il déteste, qu’il meurt d’envie de déserter, d’abandonner derrière lui ; lui et tous les souvenirs qu’il renferme de sa dernière relation catastrophique. Les trois dernières années ont passé dans un brouillard absurde, mais il est censé aller mieux, maintenant. Seul le bow-window débordant de plantes en tout genre, parfaitement entretenues, peuvent en attester – ou, à tout le moins, attester de sa passion dévorante pour le jardinage. Is it gay? se demande-t-il, troublé. Avoir autant de plantes foisonnantes, colorées. Ses mâchoires se serrent et il se détourne de cette vision, contemplant le reste qu’il est censé être en capacité de ranger, désormais. Alors pourquoi ne parvient-il pas à faire autre chose que de fuir son logement comme la peste incarnée ? Il préfère débourser des centaines de dollars en pressing et en plats préparés plutôt que de prendre un sac-poubelle, un balai et une serpillière. C’est ridicule. Complètement ridicule.
Alors qu’il fixe une énième fois son smartphone, il prend enfin la décision d’annuler… lorsqu’on frappe à la porte. “Fuck.” Le juron est étouffé à voix basse, mais la panique le submerge. Il est midi ; il ne s’est pas douché, pas habillé, il n’a absolument rien rangé et son petit-déjeuner est toujours à moitié entamé dans sa main gauche ! Dire qu’il est levé depuis huit heures… Ce n’est plus une catastrophe, c’est un naufrage. “Fuck, fuck, fuck!” jure-t-il en enfournant sa tartine dans sa bouche, s’efforçant de mâcher et déglutir le plus rapidement possible. Si ses collègues, qui le pensent si sérieux et appliqué, le voyaient ! You should be ashamed. D’un pas pressé, il attrape un jean qui traîne, une chemise froissée et se change en deux temps, trois mouvements, laissant son pyjama à rayures sages traîner sur la pile de linge sale qui déborde largement du panier à linge de la salle de bains. La chemise est boutonnée n’importe comment, mais il n’a plus le temps, car les coups se répètent à la porte – agacés, à juste titre. Jude se précipite sur la porte, prend une grande inspiration et ouvre timidement à un Jesus toujours aussi impressionnant. “H—Hi” bafouille-t-il, un peu essoufflé et les joues écarlates. “Thank you for coming, really. Come.” Il le fait entrer avant d’être tenté de lui demander de faire demi-tour, referme la porte derrière lui, puis grimace en avisant sa main gauche encore tachée de beurre et pianote à une main sur son smartphone pour lancer l’application de traduction.
L’aîné Pascoe ose à peine relever les yeux de son écran pour détailler l’expression de son invité ; une goutte de sueur froide roule le long de son échine et ses joues ne semblent pas vouloir cesser de brûler. Déglutissant, il se racle la gorge et reprend, une fois la traduction assurée : “I apologize for the mess, I— I can pay you more if you think it’s, uh, more work than you expected.” Ce qui est très certainement le cas. “D’you want something to drink? To eat?” propose-t-il avec obligeance, pas très à l’aise avec l’idée d’employer quelqu’un sans tisser un minimum de lien humain. “I hope you found my place easily.” Et c’est reparti, Jude le moulin à paroles anxieux est lancé.
Awkward. Jesus avait appris ce mot grâce à un film qu’il avait vu ; dans une autre vie. Un mot, pas vraiment traduisible, trahissant la gêne, la confusion, la honte, le décalage, une mauvaise compréhension d’une situation dans laquelle quelqu’un se retrouve. Dans ce cas précis - il s’agissait d’une relation … ou peut-être juste de la personne. Jude-Judas. Le peu d’échanges qu’il avait eu avec lui lui était apparu comme spécialement pénible, dans les variations suivantes ; surpris, méfiant, critique, puis à courber l’échine et à quémander, pardon et aide.
L’appel qu’il lui avait passé n’avait pas changé son rapport avec ce type. Pourtant, malgré tout, et même la bile qu’était venue titiller ses papilles, il avait accepté d’aller à l’appartement du mec pour jouer le rôle, si classique, si dégueulasse, de l’agent d’entretien mexicain sans papiers, au service d’un mec blanc. Pour l’originalité scénaristique, on repassera.
Par message, il avait reçu l’adresse, et le jour j, par midi, il arrivait au lieu de rendez-vous. C’était pas comme l’appart de Frankie, dont les rares parties communes étaient simples et bien entretenues ; ni comme l’appart du presque-Russe, où les parties communes étaient … d’époque avec le reste du bâtiment, et où l’entretien était minime. Ce complexe là semblait plus chic, et pourtant, pas tout à fait. Enfin, chic, mais d’un ancien chic, quand le mot chic était encore employé dans la vie de tous les jours.
Jesus annonce sa présence de quelques coups sur la porte, en espérant bien faire en n’utilisant pas la sonnette. Vient l’attente. Devrait-il lui envoyer un message, plutôt ? Il guette le bruit d’un mouvement, d’un bruissement de pas qui viendrait le délivrer. Qu’est-ce qu’il fout là … ? Il n’en sait trop rien, les mains dans les poches, à observer ce qui l’entoure, à noter le décalage entre lui et cet endroit … ressemblant au reste. Aussi bizarre que le type habitant de l’autre côté, aussi gris et presque beau que son ancien costume. Toujours bien plus beau et bien trop inaccessible pour quelqu’un comme lui, qui ne rêvait même pas de vivre dans un tel endroit, et n’en aurait jamais les moyens. Fait chier. Y’a rien qui se passe, alors il frappe à nouveau, insiste un peu plus.
Quelques bribes de bruits traversent la porte, lui signalant que l’hôte s’y trouve bien. Jesus espère qu’il n’a pas oublié son passage … au risque de devoir se taper une conversation encore plus awkward que leur première.
Les verrous sont tirés, mais pas autant que les traits du visage du Jude d’aujourd’hui. Pas de costume à l’horizon, mais une chemise et un jean. De quoi presque le rendre humain.
Presque.
Car le désordre de l’appartement, lui, est inhumain. Ce n’est pas franchement perceptible, au début. Mais l’oeil s’arrête sur un canapé, encombré, une table basse, encombrée de tasses qu’il soupçonne être vides, et sur chaque surface plane, des objets, des bibelots … et un tas d’affaires, de livres, d'objets indistincts, des souvenirs, et plus encore. Peut-être que c’est un foutoir organisé. Mais Jesus ne voit qu’un foutoir, lui, minimaliste par obligation.
Il répond par un hochement de tête à son invitation, à l’autre le remerciant de sa présence. C’est ce dont ils avaient convenu. Pour le moment, il tenait sa parole. Mais si l’autre lui sortait un contrat d’entre deux livres, pas sûr qu’il soit motivé à rester … Dans son inspection silencieuse de l’appartement, Jesus n’ose pas trop bouger, de peur de frôler ce qu’il ne fallait pas. Les subtilités des sentiments, les vases en porcelaine de Chine.
Trouver une adresse était facile. Sauf au Costa Rica. Pas comme s’il y était allé, non plus.
Jesus continue son inspection silencieuse, sans pour autant trop se déplacer dans l’appartement. Il reste un invité, un étranger, bien qu’on attende de lui qu’il passe dans toutes les pièces y remettre de l’ordre. A première vue, il ne voit pas de chiffons, de seau, d’aspirateur. S’interroge, cette fois en anglais, même si le fond de sa pensée n’est pas clairement retranscrit.
Échevelé et rougissant, Jude n’en mène pas large. Il a beau inviter Jesus dans son appartement comme prévu, il ne parvient pas vraiment à le regarder en face – de peur d’y lire du dégoût, du mépris, voire de la colère. Pourtant, lorsque le large bonhomme s’avance pour observer autour d’eux, son visage ne trahit rien de spécial – il lui signale même qu’il n’y a pas lieu de s’excuser. Stupidement, l’éditeur a envie de le remercier de cette indifférence polie ; la reconnaissance lui pique les yeux, mais il chasse le nœud pathétique formé dans sa gorge d’un sourire embarrassé lorsque son invité manifeste sa surprise en espagnol. Il n’y comprend pas grand-chose, mais l’expression de son visage ajoutée aux quelques mots dont il saisit l’équivalent anglophone (comer et serio, c’est encore dans ses cordes) lui font clairement comprendre qu’il doute sérieusement qu’il y ait quoi que ce soit de comestible dans tout ce bordel. “Yes, I have some dry food” répond-il dans une grimace aux allures d’aveu. Tout ce qui est frais est probablement devenu radioactif, mais les conneries trop sucrées ou trop salées dans ses placards ne devraient pas avoir trop subi le passage du temps. “If you want, I can bring you whatever pleases you” ajoute-t-il avec une certaine hésitation, relevant des yeux timides vers la face tannée qui l’intimide. S’il faut qu’il fasse des courses, il le fera. C’est bien la moindre des choses, non ?
Avec un certain soulagement, Jude rit à sa réponse inattendue. Ça fait bien longtemps qu’il n’a pas entendu easy peasy lemon squeezy ! “Good, then.” Il lui décoche un sourire moins hésitant, plus chaleureux aussi – ayant bon espoir que l’humour puisse franchir le fossé qui les sépare depuis la première rencontre (un épisode relativement catastrophique dont il se rappelle douloureusement bien). Ce bref interlude rend la lente évolution de Jesus dans son antre moins difficile à vivre – un tout petit peu moins. Le gaillard a au moins la prévenance de ne pas tout toucher, tout déplacer ou s’aventurer sans crier gare dans une autre pièce ; il demeure dans son champ de vision, l’air d’estimer l’étendue des dégâts et le temps que le ménage lui prendra. Ses pieds nus claquent sur le parquet alors qu’il rejoint son (peut-être) futur employé qui s’avance toujours et l’interroge sur ses besoins en mimant les tâches ménagères. “Everything?” soupire-t-il en se mordant la lèvre inférieure. “First of all, I think it’s better if we start by throwing away whatever junk’s trailing and then order a bit the place. I could help you for this part, it can be a good start for explaining where is what, all that stuff. And answer your questions, if you have some.” D’un mouvement décidé, l’aîné Pascoe passe devant son invité pour se ménager un passage jusqu’à un placard encombré, où il désigne toute une panoplie professionnelle de produits ménagers et d’appareils électroménagers qui prennent la poussière. “Everything’s there. I bought you masks and gloves, to protect your lungs and your skin. If you need something more, just tell me.” Il se recule pour le laisser observer, un peu plus à l’aise déjà – avant sa dépression, faire le ménage était un plaisir auquel il portait une grande attention, aussi connaît-il bien les produits et les méthodes les plus efficaces. D’un geste expert, il s’empare des sacs-poubelles, en extirpe un qu’il secoue pour lui faire prendre du volume, puis en tend un autre à Jesus – attendant qu’il s’en saisisse poliment. L’idiot n’a probablement pas réfléchi au fait que cette partie inclut de passer devant les derniers flacons de médicaments entamés qu’il doit ramener à la pharmacie ou encore devant la dernière photo encadrée de ce couple qui a tout fait voler en éclats.
C’est tout un art. Observer sans observer, étudier sans fouiner, juger sans rien montrer.
Jesus n’est pas très doué dans cet art.
Mais il ne peut rien dire, ses propres finances étant très proches du néant, la légitimité de sa présence dans cet appartement, dans cette ville, dans cet état, dans ce pays étant parfaitement illégale, et son propre domicile était un squat. Tout était merveilleux ici, et il pouvait toujours rêver pour posséder autant d’affaires.
Alors, la possibilité de manger, en plus du salaire de cette mission … il ne dirait pas non. Même s’il était assez étonné par cette proposition.
Les questions de son interlocuteur l’empêchent de laisser traîner son regard partout, détaillant trop les objets et les babioles et le bordel et la poussière, le laissant en train de réfléchir à son anglais et aux choses les plus abstraites qui soient. S’il avait réussi à trouver l’appartement ? Il était là, non ?
Il ne perd pas de temps, pourtant, à demander les détails de sa mission. Même s’il savait qu’il était là pour faire du ménage - et clairement … c’était pas le meilleur dans le domaine, mais il ne pouvait pas rendre cet endroit plus sale - il préférait avoir un peu plus d’instructions. Malheureusement, c’est aussi sa langue maternelle qui ressort, et il n’a de toute façon pas le vocabulaire en anglais pour tenter de traduire. L’observe tourner autour de la pièce, remarque les pieds nus du type - un choix intéressant, qui ne sera pas le sien - et se demande un instant avec quel fou il était en train de s’entretenir. Il pouvait comprendre le choix d’être pieds nus, chez soi. Un peu moins quand on reçoit quelqu'un. Jesus se force à suivre le reste des mouvements de son hôte, décrochant son regard du sol. Le traducteur résonne, et les directives tombent.
Le mexicain ne s’attendait pas à ce que Jude prenne part au tri, aussi le regarde-t-il faire, lui montrer l’exemple de ce qui était nécessaire. Confus. Il lui parlait de protéger sa peau ?
… C’était horrible à ce point ? Jesus avait vécu bien des choses, et dû entretenir la maison dans laquelle il a grandi avec son frère jeune, mais il n’avait jamais eu de gants pour se protéger. Jamais un mot, jamais une telle attention.
Serait du genre à tout y mettre, alors il prévient.
Puis il continue avec le meuble suivant, un bureau encore plus encombré. Il rassemble toute la vaisselle qu’il trouve sur la petite table, et doit changer de sac poubelle moins de dix minutes plus tard. Referme celui-ci pour ne pas que son hôte soit tenté de fouiller parmi les déchets, et le dépose près de la porte.
Jesus n’analyse pas vraiment ce qui l’entoure, s’empare de presque chaque babiole et lui trouve un destin en quelques secondes. La plupart atterrissent dans un fracas sourd au fond de la poubelle qu’il tient. Avant que son regard ne tombe sur une photo, et que ses gestes mécaniques ne s’arrêtent. Il la rapproche à hauteur de ses yeux, sifflant un “
Pour la première fois depuis que Jesus a mis un pied dans sa vie, Jude se sent un peu soulagé. C’est stupide, mais qu’il accepte sa proposition de manger un bout le rassure. Il ne se sent définitivement pas à l’aise avec l’idée d’employer quelqu’un sans tisser un minimum de lien humain avec, quand bien même cette même personne l’effraie davantage qu’il n’a l’envie de lui être agréable. “After, of course. What do you want?” l’interroge-t-il, soucieux de lui proposer quelque chose qui lui fera plaisir. Ce n’est peut-être pas l’évidence même en ce moment, mais d’ordinaire, l’éditeur est un hôte agréable et serviable – une habitude ancrée en lui par l’intermédiaire de son métier, qui consiste souvent à se montrer rassurant et attentif envers ses auteurs. Les rendez-vous auteurs sont sans doute la seule exception à la mine antipathique qu’il arbore par défaut au bureau.
Ensemble, ils longent le séjour pour laisser au nouveau venu tout loisir de constater l’étendue des dégâts – et le moins qu’on puisse dire, c’est que ce n’est pas joli. Le propriétaire des lieux répond volontiers à ses questions, expliquant le procédé qu’il imagine et présentant ce qu’il lui fournit pour se mettre au travail. Jude saisit brièvement l’air confus de son interlocuteur, mais il ignore complètement quelle partie de son discours le provoque ; puisqu’il n’émet aucune objection, il ne se risque pas à poser de questions par peur de commettre un nouvel impair (le souvenir de leur première rencontre demeure cuisant). Pragmatique et direct, Jesus s’empare du sac-poubelle qu’il lui tend et imite l’éditeur en le faisant gonfler avant de commencer à s’activer d’un air concentré. Il lui indique sommairement que s’il ignore quoi faire d’un objet, il le jettera. “U-Uh, if you don’t know, ask me” demande aussitôt le quadragénaire avec une moue gênée. Il ne va quand même pas tout jeter au hasard ! Si ?
Désormais un brin inquiet, Jude s’affaire à trier de son côté aussi, jetant les déchets dans son propre sac sans perdre une miette des agissements de son employé – ça lui fait toujours aussi drôle de le désigner de cette façon. Il se sent tellement… petit patron blanc au rabais. Mais n’est-ce pas exactement le cas ? Le malaise qui lui crochète le nombril lui fait ravaler une protestation au moment où Jesus jette un magazine destiné aux professionnels du livre. L’abonnement coûte un rein et demi, mais, eh bien, la culpabilité qui lui dévore les entrailles lui susurre qu’il n’avait pas vraiment envie de lire ce numéro, après tout. Il se contente de lui sourire lorsqu’il lui jette un coup d’œil pour s’assurer que ça lui va – un peu grimaçant, le sourire, mais il essaie, au moins.
Chacun de son côté, les deux hommes ratissent l’appartement bordélique – non sans que l’aîné des deux ne surveille anxieusement l’autre et fixe avec un brin de regret le sac-poubelle que Jesus ficelle sans remords. Dear lord… Goodbye, kidney. Son soupir discret se perd dans l’agitation commune, et il se surprend à étirer un petit sourire amusé en observant faire l’Hispanique. Il saisit les objets, les observe un quart de seconde, puis décide mécaniquement de les jeter ou de les épargner. Tout paraît tellement… simple, pour lui. Évident. Jude aurait passé au moins une à deux minutes sur chaque babiole qui n’est pas clairement identifiée comme un déchet. Et, enfin, il prend conscience du soulagement qu’il ressent à voir quelqu’un lui ôter ce poids et trancher pour lui – faire ce vide qu’il n’a jamais osé se ménager depuis le départ de Lena. Son appartement est aussi encombré que son cœur ; il aura fallu attendre qu’un immigré mexicain embauché au terme d’une pseudo-altercation absurde ne croise sa route pour qu’il daigne enfin s’autoriser à l’alléger. C’est ridicule. Et pourtant, il sourit.
Pas longtemps, toutefois. Jesus tombe sur la dernière photo les représentant Lena et lui, provoquant immédiatement un sursaut paniqué dans le bide de l’éditeur soudain raidi. Le large gaillard s’en empare et l’observe en lâchant un compliment espagnol que – malheureusement – Jude comprend. Comme s’il se souvenait tout juste de ce qu’il était en train de faire, il agite le cadre dans sa direction en lui demandant s’il doit le jeter – l’éditeur ne prend pas ombrage de la tournure approximative, étant donné ses difficultés apparentes avec l’anglais. La pâleur soudaine des joues de l’aîné Pascoe doit cependant suffire à lui indiquer qu’il a mis la main dans un paquet d’embrouilles. Un silence inconfortable s’étire, avant que Jude ne se décide à lâcher du bout des lèvres : “I don’t know yet.” Il resserre ses mains tremblantes autour du sac-poubelle qu’il tient, y faisant tomber un peu trop bruyamment une boîte de gâteaux périmés. Ses yeux bleus fuient ceux de son interlocuteur. “She’s…” a friend, allait-il dire, mais peut-on qualifier d’amie une femme qui ne répond plus à ses messages depuis des mois ? “… my ex” achève-t-il finalement, penaud, sans vraiment savoir pourquoi il ne lâche pas plutôt un mensonge confortable pour évacuer le sujet. “It’s complicated” précise-t-il, de peur que la simplicité confondante avec laquelle Jesus trie les objets ne lui intime de jeter la photo en haussant les épaules.
Il sait, qu’il est observé. Que le Jude doit sans doute regarder le moindre de ses mouvements, le moindre objet qu’il décide de réduire en souvenir du passé en l’envoyant au fond de son sac poubelle. C’est si simple, de le faire pour un autre que soi. C’est si simple ici, dans cet appartement, de trier les pièces appartenant au vieux blanc qui l’avait jugé bien rapidement, sur le gazon de ses parents.
Mais c’est terriblement satisfaisant. De pouvoir le faire sans contraintes, sans remords, là où lui-même avait été incapable de faire le tri des affaires de sa mère, de vider la chambre portant son parfum, les draps dans lesquelles elle avait exulté son dernier souffle. Impossible pour lui d’enlever les rares décorations subsistantes dans son sanctuaire, ou de donner ses vêtements.
Jeter des boîtes de gâteaux et des magazines était une forme de thérapie qu’il n’avait pas pensé trouver aujourd’hui. Et peut-être qu’il commençait à apprécier cette mission, rien que pour voir les billes de Jude s’arrondir un peu plus. Tant que celui-ci ne lui disait pas non, il continuait. Mettant de côté la vaisselle, et les objets dont il doutait de l’intérêt - il y avait assez peu de ces derniers.
Tombe finalement sur une photo représentant son hôte et une jolie femme - et le compliment s’échappe de ses lèvres avant qu’il ne puisse le retenir. Incertain de leur relation, incertain de la présence de la photographie dans l’appartement, Jesus se retourne vers son employeur pour lui demander la destination de l’objet. A garder ? A jeter ? Sans doute que c’était plus délicat que de décider de l’avenir d’un morceau de publicité, alors il lui montre le cadre pour ne pas que l’autre se méprenne, qu’il confonde la photo avec une autre.
Se retrouve face à l’incertitude.
La peur, peut-être ? Jesus avait lui-même eu ses propres méthodes d’évitement - s’était barré de son propre pays - alors il pouvait comprendre. Pouvait ; car il ne savait toujours pas quelle était la personne représentée, et ce qu’elle signifiait pour Jude. Le mouvement de son poignet s’arrête, et il la regarde à nouveau, l’inconnue, contemplant l’idée de poser le cadre sur le canapé-purgatoire. Pourtant, l’éditeur se confie, change les idées de Jesus en quelques mots. Son ex ? Ah, ça, ça dégage. Il est pas veuf, c’est pas quelqu’un de sa famille, alors ciao.
Puis, comme il n’allait pas rester dans cette position pour le reste de la journée, il ouvre les doigts, libère l’objet. Dans la main de Jude ou au sol, peu lui importait - il reprend là où il s’était arrêté, étudie la prochaine babiole, et l’envoie sans plus de cérémonie au fond de son sac lorsque son jugement est rendu. Franchement, pour le moment, le travail était assez simple - mais il redoutait franchement de voir le reste de l’appartement. Est-ce qu’il avait oublié d’autres affaires, appartenant à son ex ? Est-ce que celle-ci était responsable du dernier brin de ménage fait dans cet appart ? Des derniers achats en matière de nourriture qu’il risquait de retrouver dans le frigo ?
Les livres qui y dormaient sagement, il n’y toucherait pas. Malheureusement, Jesus comprenait que c’était loin d’être la seule chose reposant sur les étagères.
L’embarras manifeste de Jude n’empêche pas le moins du monde Jesus de trancher que si, c’est bien simple : poubelle. Involontairement, l’éditeur tressaille – pris de court, le cœur battant un peu trop vite. Sa poubelle ajoute d’ailleurs son interlocuteur en lui tendant le cadre, avant de le laisser tomber. Maladroitement, l’aîné le rattrape en manquant de laisser échapper son sac-poubelle, ses yeux tombant tristement sur la photo qui remue bien trop de souvenirs et d’émotions en lui. Le ventre retourné, il ne peut pas se résoudre à la jeter. Ça ne peut pas finir comme ça, si ? Aussi tristement, aussi banalement. Penaud, il fixe le cliché sans rien dire, les yeux un peu trop brillants de regrets et de nostalgie. Voilà ce qu’il aura récolté avec tous ses mensonges : la perte de l’une de ses seules amies, sans compter tout le mal qu’il lui a fait sans même y penser. Parce que c’était confortable, de ne pas réfléchir à ce que Lena pourrait bien ressentir en apprenant la vérité ; parce qu’elle ne devait tout simplement jamais l’apprendre. Se replonger dans les convictions de l’ancien Jude lui donne envie de vomir, et le dégoût qu’il ressent pour lui-même fait tant trembler ses doigts que, décision ou non, le cadre en tombe dans la poubelle. Sa poitrine se serre, mais il ne cherche pas pour autant à le récupérer. Jesus a sans doute raison. Ça devrait être simple, surtout après trois ans ; surtout lorsqu’il s’agit d’une relation montée de toutes pièces – représentation hideuse de sa lâcheté et de sa haine de lui-même.
La question hésitante de son employé imprévu lui fait relever la tête. Il n’a pas l’air très fin, avec son air de chien battu et ses épaules basses. “Three years ago.” Une vérité simple. Il pourrait s’en tenir là, mais pour une raison qu’il ignore, sa langue se délie sans crier gare, tandis que son regard erre sur les objets éparpillés çà et là. “We were friends, before. Getting together was a mistake.” My mistake. Il devrait l’assumer, avouer la raison pour laquelle tout ça n’était qu’une absurde mascarade, mais ses lèvres se scellent à nouveau, serrées à en blêmir ; le bleu de ses prunelles se durcit comme du givre effrité. Une nausée détestable vient le tarauder, aussi saute-t-il immédiatement sur l’occasion qu’il lui est donnée de l’ignorer. “Of course! What d’you want? Water, soda, alcohol?” Sans doute ne devrait-il pas proposer de l’alcool, mais c’est davantage pour lui qu’il demande que pour Jesus. Un petit verre ne lui ferait pas de mal, là, tout de suite.
En voyant le large gaillard s’approcher de la bibliothèque, Jude s’avance immédiatement vers lui pour affirmer : “I take it.” Qu’il ne lui jette pas ses précieux livres… Volontaire et bien décidé à ne pas le laisser toucher à ses bouquins, l’éditeur enfouit sans vergogne une quantité astronomique de vieilleries et de déchets dans son sac-poubelle. Étrangement, faire ça maintenant, dans ces circonstances, avec ce type qu’il ne connaît pas, est bien plus facile que seul. Il se surprend même à lui lancer un sourire – pas complice, il ne faut pas pousser mémé dans les orties, mais sincère au moins. “I finish that, and we can take a drink?” propose-t-il, plus détendu qu’à son arrivée – ce qui n’était pas bien difficile, étant donné le niveau d’angoisse atteint.
Pour le moment, le travail était d’une simplicité déconcertante.
Et pourtant, un travail qu’il n’avait jamais pu faire dans la maison familiale, au Mexique.
Mais il ne s’agit pas de lui, pas de cette maison, et sa survie dépendait, en partie, de ce travail-ci. Alors, tant mieux s’il était facile, et Jesus ne se prenait pas trop la tête pour les affaires d’un presque-inconnu qui l’avait bien embêté la première fois qu’ils s’étaient croisés. Lui donnant la sale impression de n’être “qu’un” immigré, une présence tolérée car peu payée - mais bien utile. Paradoxe. Bienvenue aux Etats-Unis.
Comment il s’était retrouvé à l’écouter parler de son ex ?
A series of unfortunate events.
Trois ans qu’ils n’étaient plus ensemble et une photo d’eux était toujours dans la pièce principale de son appart. Quelque chose ne tournait clairement pas rond chez ce type - mais, encore une fois, il ne pouvait pas franchement se permettre de juger quand il suffisait de lui tendre un miroir pour voir que Jesus non plus, n’était pas le plus doué en ce qui concernait de faire le deuil d’une relation. Même si, dans son cas, il s’agissait de sa mère.
Et comme il ne sait pas beaucoup plus gérer ce genre de sentiment, Jesus préfère accoster sur des rivages familiers. De ceux qui rapprochent les hommes, de tous temps, de tous horizons. Propose un verre, alors qu’il est censé bosser. Propose un verre, parce que toute cette situation est plus gênante que prévue, parce qu’il a soif, et parce que Jude a clairement besoin de décompresser.
Même s’il va et vient pieds nus.
Drôle de personnage.
Avant de constater son erreur face à l’évier.
La place était prise, visiblement.
Avec précaution, Jesus fait demi-tour, comme un enfant pris sur le fait d’une bêtise. Il reposa les tasses où il les avait prises. Il comprenait désormais l’utilité des gants, et des autres trucs qu’il lui avait montré. Il préféra se taire, parce que ce qu’il avait à dire n’était pas très sympa - mais son regard en disait long, alors qu’il faisait claquer le plastique (latex ?) des gants contre ses poignets.
Ce qui ne serait pas si difficile, si l'entièreté du meuble à vaisselle ne se trouvait pas dans l’évier. Avant de remarquer le lave-vaisselle sur le côté. Oserait-il l’ouvrir ? Oui.
Etrangement, il lui semble avoir trouvé la partie la plus propre de l’appartement. D’un autre côté … il pouvait voir ci et là des trous qui suggéraient qu’une partie de la vaisselle propre avait été prise - sans doute utilisée et trônant désormais dans l’évier - sans que le reste n’ait été rangé.
Jesus n’avait pas grandi dans une maison équipée d’un tel appareil, mais il doutait du fonctionnement de Jude. Fallait-il désormais qu’il ouvre les placards ?
Parce que s’il déplaçait les problèmes … Jesus doutait que les placards soient propres.
Il prendrait un verre avant. Ou deux. Et ça tombait bien, il restait deux verres propres dans le lave-vaisselle.
Par désintérêt ou conciliation, Jesus n’émet aucune opinion au sujet de sa relation avec Lena, pas plus qu’il ne tranche pour un type de boisson. Si Jude s’en sent un peu soulagé, il ne sait pas vraiment trop quoi dire de plus. Sans doute l’ennuie-t-il avec ses histoires et ses démêlés anxieux qui ne regardent que lui. Alors, il se contente d’acquiescer. “Beer it will be” décide-t-il – davantage pour son envie de noyer son embarras que par considération envers son employé (toujours aussi étrange de penser qu’il emploie quelqu’un). Il se concentre plutôt sur la bibliothèque, qui n’attend que d’être déblayée et nettoyée à grands renforts de sacs-poubelles et de dépoussiérant ; finalement, la tâche est si pénible qu’il ne prête qu’une attention très minime à ce que peut bien fabriquer l’autre dans son appartement. L’idée lui déplaisait à l’origine, mais devant l’ampleur de l’entreprise, il n’est en fait pas mécontent d’avoir une seconde paire de bras pour l’aider dans cette affaire ridicule. Tout ça parce qu’il n’est même pas foutu de s’occuper lui-même d’un pauvre appart sans enfants ni animaux…
Prévenant, Jesus lui demande s’il a terminé après avoir récupéré deux verres propres que le propriétaire des lieux aperçoit en se tournant à demi vers lui. “Oh! You’re such an archeologist, or a magician… or a garbage collector” grimace-t-il en reposant le dernier sac, les épaules un peu douloureuses à force d’être sollicitées dans toutes les positions les moins ergonomiques du monde. “I’m really sorry for this… I know it’s hard to believe, but I was a perfect homemaker before… uh…” Il gesticule bêtement, comme pour désigner une présence fantomatique censée représenter Lena. “Anyway, I just need some extra help to get back on track.” Un soupir, un haussement d’épaules las, puis il se débarrasse des gants qu’il a enfilés pour se faufiler dans la cuisine. À l’intérieur du réfrigérateur, il exhume deux bières qui ne datent pas du siècle dernier. “There” clame-t-il en apportant l’alcool sur la petite table jouxtant le canapé, désormais débarrassés de leurs débris. Tapotant le fauteuil pour l’inviter à s’asseoir, il s’y coule avec un certain soulagement. Pas encore suffisamment à l’ouest pour oublier le décapsuleur, il s’en sert pour déboucher les bouteilles et les serre tous les deux généreusement. “Cheers!” lance-t-il en inclinant son verre vers le sien. “What’s the equivalent in Spanish? Salud, or something?” Pour la subtilité de la tentative de connivence, on repassera.
Il n’a pas idée, Jesus. De ce que contiennent réellement les objets de cet appartement. Les souvenirs, les rires, les peines. Les êtres proches, les êtres disparus. En revanche, il sait très bien qu’aucun souvenir ne se terre au fond d’un emballage quelconque qui traîne dans le salon, ou au fond d’une tasse dont le contenu a fini par s’évaporer et tâcher les bords. Alors il a tout jeté au fond de ses poubelles, légèrement déstabilisé par la facilité de cet acte.
Quant il lui avait fallu des mois et des mois, pour en faire moitié moins, dans la chambre qu’occupait sa mère. Mais, sur ces déchets et autres bibelots auxquels il n’éprouvait aucune attache, s’en séparer était aisé. Au bout d’un moment, la vaisselle s’est accumulée, et laissant son hôte bien occupé avec la bibliothèque - remplie d’ouvrages dont il ne lira même jamais le nom - Jesus fila en cuisine pour la nettoyer.
Se confrontant au problème suivant.
D’indices en suppositions, il se retrouve face au lave-vaisselle, qui recèle par bonheur d’encore deux verres propres - de quoi honorer la proposition de son hôte et employeur, qu’il interpelle dans son anglais approximatif.
La réponse de Jude lui est un peu trop complexe au premier abord, mais il parvient à comprendre quelques formulations - à défaut de comprendre des phrases complètes. Sans doute son expression, et le sens général, trahit sa pensée. Jesus hausse les épaules, pour signaler que ce n’est pas si important ;
Aurait peut-être dû servir de psy - quoi qu’il en a pas grand-chose à faire, de toute façon. C’est juste pour occuper le silence, le malaise entre eux. Etrangement, il continue avant que Jude ne puisse en placer une. Peut-être que lui aussi avait besoin d’un presque-thérapeute qui ne comprendrait qu’à moitié. C’était plus simple.