J'me fiche de faire bonne impression, puisque je suis pas une imprimante - Mana

Tu discutes beaucoup avec des gens en ligne – il y a une confiance plus facile à accorder à quelqu'un qui n'a pas d'emprise physique et dont on ne peut pas voir les expressions faciales. Plus facile aussi de trouver des gens avec des intérêts communs et auxquels on ne doit rien – outre un peu de temps, ici et là, pour discuter ou partager un hobby. La plupart de ces relations n'ont pas vocation à évoluer, elles restent des rencontres virtuelles, dont tu connais parfois suffisamment pour les considérer comme plus proches que certaines de tes relations dans la vraie vie, sans pour autant souhaiter sauter le pas. Il y en a d'autres qui sont justement le contraire, rencontrer quelqu'un pour une brève et uniquement charnelle. Au final, tu utilisais surtout les applications de rencontre pour discuter avec les gens du coin – Mana était un de ceux d'Oceanside avec lequel tu discutais le plus ; il avait l'avantage de répondre jusque tard dans la nuit, occupant tes shifts qui n'étaient pas toujours très lourds.

La proposition avait été très spontanée – vous étiez au même endroit dans la même période de temps, du temps devant vous, pourquoi pas discuter pour une fois plutôt autour d'une boisson. Rien ne vous engageait de toute façon par la suite à poursuivre votre relation numérique – il y avait généralement une tendance à la rupture, tout du moins de ton côté, après avoir rencontré quelqu'un pour la première fois. Trop d'une personne d'un coup faisait que tu avais besoin de « souffler » et il t'arrivait alors d'opérer une espèce de hiatus dans la conversation qui rendait finalement la poursuite de celle-ci difficile. Ce n'était pas fait consciemment, et tu comprenais sans réellement tout à fait le faire pourquoi on pouvait te le reprocher. C'était alors pour toi une perte sans importance – ou tu aimais à le penser – qui rejoignait la longue liste de gens avec lesquels tu avais coupé les ponts.

Tu n'attends rien de spécial de la rencontre avec Mana, cela te fait plaisir, sans aucun doute, sans pour autant vraiment envisager quelque chose de celle-ci, et ça a un côté rassurant qui t'évite de commencer à stresser dessus et réagir par les réflexes d'agressivité qui n'ont pas lieu d'être. Déjà installé devant un verre d'eau et une tasse de café – le serveur a insisté pour que tu prennes une consommation – tu soutiens ton front de ta main, l'autre occupée à courir sur l'écran de ton portable sur un jeu de rythme et de vitesse musical dont tu as coupé le son. Profitant d'un jour off, tu as laissé tomber l'habituel chemise cravate pour un t-shirt uni, sous une chemise en flanelle et un pantalon cargo, dans des couleurs tristes et usées.

@Mana Nimnuan

Tu mets un petit moment à réagir, finissant par perdre volontairement à une étape de vitesse de jeu – l’espace de quelques secondes, mais qui ont tout pour te faire paraitre pour particulièrement impoli. Tu valides le score et met en veille ton portable, posant l’écran face contre le lino usé de la table. « Salut. » Tu lances un regard dubitatif à tes bras, un peu persuadé que le compliment est surtout une remarque gratuite censée introduire une conversation, marquer le côté sympathiquement sociable de la personne, tu marmonnes tout de même un « merci » et l’observes en retour, cherchant sur quoi retourner la politesse. « Les couleurs te vont bien. » Tu finis par lâcher après un instant un peu dubitatif face à l’accoutrement – tu ne peux pas dire que tu n’aimes pas, ce serait mentir, mais Mana détonne parmi les habituels styles que tu peux voir en journée – il n’y a plus de limites la nuit, et tu vois plus de pyjamas et de homewear au taf’ que tu ne voudrais l’avouer. « Oui, ça va et toi ? J’ai déjà commandé, mais… » Tu préfères ne pas poursuivre – tu ne vas pas cracher sur le serveur qui faisait probablement surtout son travail plus que de chercher un truc sur lequel te faire chier. « Tu veux quelque chose ? J’ai rien pris pour toi… enfin j’ai touché à rien, si tu veux prendre. » Tu lances un regard vers le comptoir, où le menu est affiché en grand (trop petit tout de même selon toi, il te faut plisser les yeux pour réussir à lire d’où tu te trouves). « Ils ont pas mal de choix, sinon. »

Tu te retiens de dire que tu n’as pas trop eu le choix – réflexe qui est imprimé dans un toi plus jeune, qui cherche toujours le moyen de se dédouaner de toutes les actions dont tu n’étais pas réellement responsable, afin de ne rien t’ajouter sur le dos que tu n’aies réellement fait de pernicieux ou d’illégal. Tu sais pourtant qu’au final, sans te faire paraître innocent, cela mettait au final l’autre en porte à faux ou dans une situation embarrassante, qui n’était agréable pour personne (et la situation ne se prêtait de toute façon pas à une satisfaction malsaine de rappeler à l’autre des petits torts sans conséquences).

« Ah, non. C’est un jeu de rythme de musique. » Tu retournes ton portable pour lui montrer le nom de l’appli et le menu d’accueil de celle-ci. « Faut appuyer aux bons moments en rythme avec la musique et ça accélère donc ça devient plus difficile. » Tu hausses les épaules, remettant ton téléphone en veille. « C’est pas grave si je perds, le but c’est de faire le meilleur score en rejouant le plus possible. » C’était le genre de jeu qui t’occupait les doigts, à défaut de l’esprit, qui canalisait les pulsions, les tremblements inquiets de muscles qui avaient besoin de s’agiter. Etant donné qu’on avait un nombre limité d’essais par heure, avoir une coupure était aussi bénéfique pour les nerfs que pour économiser les parties restantes. « Ca m’occupe, mais y a aucun enjeu, t’inquiète pas. » Tu fais tourner ta tasse sur elle-même, pour pouvoir attraper l’anse avec l’autre main – sans toutefois la monter à tes lèvres. « Tes journées sont pas trop occupées en ce moment, ça va ? »