bad habit (anton)
Il lui fallait un remontant. Peut-être deux, ou plus. Suffisamment pour noyer ses retrouvailles inopinées avec ce fantôme du passé qu’elle pensait oublié. Mais là était sa première erreur : s’imaginer que Ash puisse résider dans les limbes de ses souvenirs sans jamais en ressortir. Une marque indélébile et probablement tête de palmarès parmi les plus grosses bavures qu’elle avait commises, la première place partagée entre l’énonciation du fameux oui et la fuite qu’elle s’était empressée de prendre le mot sacré à peine prononcé. Sept ans s’étaient écoulés, sept années durant lesquelles Bora avait dû apprendre à vivre avec ses travers, bagage de poids qu’elle n’avait eu de cesse de remplir, maîtresse dans l’art de les collectionner mais trop souvent préservée des conséquences de ce qu’elle avait semé. Jusqu’à présent.
Son service au Retropolis toucha à sa fin et la jeune femme s’octroya tout juste le temps de faire une passation à Meri avant de déguerpir, bien trop consciente de son propre état pour qu’il ne passe inaperçu aux yeux de son amie si elle devait s’attarder. Un interrogatoire qu’elle préférait éviter voire évincer, son union avec Ash restée l’un des rares secrets gardés de son petit cercle tandis son propre silence contribuait au déni en lequel elle se complaisait à vivre, un autre domaine où elle avait prouvé son excellence. Ramassis de non-dits, de mensonges dépourvus de mauvaises intentions. Ses sentiments pour son entourage se voulaient pourtant sincères, la valeur de la maigre poignée humaine alors inestimable à ses yeux mais la mise en application suivait, quant à elle, de justesse — à condition de suivre tout court. Mauvaise épouse, mauvaise amie, entre autres titres qui lui collaient à la peau lâchement abandonnés derrière les murs de Denial City.
Le nez froncé, Bora balaya du regard l’intérieur de l’établissement, bar miteux croisé au cours de son errance tardive néanmoins sujet à une discrétion qui suffit à l’appâter. « Quelque chose de fort, s’il vous plait. Très fort même » annonça-t-elle à peine installée avant de reconsidérer sa demande. « Mais sucré. » Quitte à malmener à ses papilles autant y trouver un semblant de réconfort gustatif, même si cela impliquait de perdre toute crédibilité auprès du barman condamné à l’accompagner dans sa dérive. Posés sur son annulaire gauche nu, l’esprit en proie à cette torture mentale qu’elle seule était capable de s’infliger, ses yeux trouvèrent enfin son camarade nocturne, potentiel atout charme des lieux en dépit de la partie inférieure de son visage encore dissimulée. « Vous avez de jolis yeux. » Seul constat qu’elle était en mesure de faire. « Je suis pas en train de flirter avec vous, si jamais. Bien que je pourrais, cela dit. Le reste n’a pas l’air vilain non plus. » Si la langue se montrait parfois cachotière, elle demeurait dénuée de timidité. Dommage qu’il ne soit socialement pas plus élevé, facteur désormais essentiel pour susciter chez elle quelconque réel intérêt. Mais peut-être que l’alcool pourrait y remédier. Les coudes appuyés sur le comptoir, Bora laissa son menton reposer au creux de ses mains. « C’est pourquoi, le masque ? »
Cela faisait déjà quelques heures que son shift avait débuté, un deuxième emploi qui venait s’ajouter à ses responsabilités de la journée. C’était presque à se demander où il pouvait trouver le temps de récupérer quelques heures de sommeil tant il enchaînait deux vies, mais Anton trouvait une certaine poésie à ces nuits entourées d’habitués. Souvent, il ne s’agissait que d’hommes, la cinquantaine dépassée, cherchant un peu de compagnie ou au contraire, le calme agréable dont savait faire preuve le jeune barman.
Généralement, l’étudiant se contentait d’allumer la petite télévision cathodique pour éviter de maintenir la conversation. Les informations, le football, les courses de vélo : tout ce qui pouvait retenir l’attention de ces réguliers et lui offrir la paix était bon à prendre. Pourtant, il arrivait parfois que la clientèle se fasse plus fraîche lorsqu’une bande de jeunes gens débarquaient pour profiter des prix attractifs de l’établissement qui compensaient avec la décoration pauvre du lieu. Et dès que ce type de groupe passait les portes du bar, le futur médecin avait l’échine qui se crispait, conscient que les envolées vocales n’allaient tarder.
Affairé à essuyer les verres tout juste propres, Anton posait un œil presque paternel sur ses clients tandis qu’il rangeait la vaisselle sur les étagères, bien plus adroit qu’à ses débuts. Étonnamment, il trouvait une forme de satisfaction à exercer ce job, quoique répétitif. Ici, il se rendait utile, dans l’ombre, sans piston, prenant ses marques à son rythme.
Ses cours ouverts sur le plan de travail, il zieutait régulièrement les différents schémas, espérant réviser assez pour l’examen du lendemain tant la nuit était calme au sein du bistro. Néanmoins, le carillon annonça l’arrivée d’un nouveau consommateur.
“Fort et sucré, ça arrive tout de suite, répondit-il avec entrain à la demande, détaillant discrètement l’arrivante du regard.”
La jeune femme dénotait avec les autres clients, bien trop moderne et soignée en comparaison. Impossible donc de lui glisser un vulgaire verre de whisky de pacotille. Anton allait devoir user de ses maigres connaissances pour concocter quelque chose d’un peu plus féminin, d’un peu plus élégant. Discrètement, il jeta un coup d'œil aux différentes recettes sur son smartphone, évitant de rechercher le cosmopolitan ou le mojito puisque la demoiselle souhaitait, selon ses dires, quelque chose de corsé. Il n’avait plus qu’à croiser les doigts pour qu’elle ne rentre pas seule, quitte à lui appeler un taxi pour s’assurer de sa sécurité et avoir la conscience tranquille.
“Merci, glissa-t-il en vérifiant que les autres clients ne tendaient pas l’oreille pour suivre cet échange lorsque la cliente commença à le complimenter.”
Anton ne pouvait être que soulagé de porter son habituel masque pour lui protéger le visage tant il sentait le rose lui monter aux joues. Loin d’être du genre à flirter, ni à se faire remarquer, à l’opposé de ses don juan de frères et leurs fiançailles express, il réagissait encore tel un jeune premier, tel l’homme peu expérimenté qu’il était en réalité.
“Le masque ? C’est… Le retour du covid, trouva-t-il rapidement comme piètre excuse. Je préfère me méfier, avec le monde qui passe ici. J’ai un petit côté hypocondriaque.”
Impossible de raconter la vérité, de mentionner qu’il préférait garder une forme d'anonymat pour ne pas risquer que sa famille le reconnaisse immédiatement en passant devant l’établissement.
“Une margarita, ça conviendra ? S’enquit-il alors qu’il s’emparait de la tequila, de glace et d’un citron pour composer le cocktail.”
Innocemment, il croisa alors le regard de l’inconnue, la chaleur de ses iris et l’espace d’un instant, un petit doute, une sensation de déjà vu le fit tressaillir. Victime de ce sursaut, il lâcha le verre qui s’explosa alors sur le comptoir, projetant des éclats en direction de la jeune femme.
“Merde ! S’exclama-t-il en bondissant presque pour la protéger, même si les fragments l’avaient déjà atteinte.”
Le chiffon en main, le barman tenta de récupérer les morceaux délicatement, se confondant en excuse pour ce moment d’égarement qui ne lui ressemblait pas.
“J’suis vraiment désolé, j’espère que vous n’êtes pas blessé…”
Mais son regard s’arrêta quelques secondes sur le tissu couvrant la manche de la mystérieuse et ses yeux s'écarquillèrent lorsque le vêtement se tâcha peu à peu d'un inquiétant carmin.
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