୪ call on me (carmen)
Il court. Il court à vive allure comme chaque matin. Pour s’entretenir et pour évacuer. Évacuer ses démons qui le tourmentent. Le visage de Aaron, le sang, la mort, le visage de son père, la drogue à outrance, les menaces, la prison. Tout s’évapore à mesure qu’il augmente la cadence. Tels des songes, elles se diluent dans l’air, ses pensées négatives, celles qui s’immiscent en lui et le réveillent chaque nuit. Il les déteste ces pensées. Elles lui donnent la nausée, des maux de ventre et l’envie de s’en débarrasser à tout jamais. Mais on ne s’en débarrasse pas comme ça. C’est comme de la glue ces pensées. Elles collent fort. Beaucoup trop fort. Alors il trouve des remèdes pour les dissiper temporairement. Le travail, le bénévolat, le sport et les œuvres de charité. Casey n’a jamais vraiment été quelqu’un de charitable, bien au contraire. Son métier l’a rendu ainsi. Ou peut-être la culpabilité. Peu importe. En ce moment, Carmen Flores est son œuvre de charité la plus prenante. C’est la famille. L’aider est quelque chose de normale pour lui et c’est sa mère qui le lui a demandé. Casey ne refuse jamais rien à sa mère. Et puis, sa situation était compliquée. Très compliquée. Alors il l’avait accueilli au début, elle et sa famille dans cette demeure qu’il partageait avec sa femme. Ils n’avaient pas voulu déranger bien longtemps et étaient partis élire domicile dans un mobil-home miteux. Mais Casey avait laissé la porte ouverte à cette famille, malgré les risques que cela supposait, car ils étaient tous en situation irrégulière. Se fichant des risques, il continuait de les aider comme il le pouvait. Elle refusait son argent, mais jamais son aide sur des petites aides matérielles du quotidien. C’était à croire que Casey n’était bon qu’à cela, réparer de l’électroménager, des voitures et dégoter des bons plans. S’il pouvait rendre service. Il était là pour elle. Après tout, elle ne connaissait personne d’autre, outre sa famille. Il était son seul repère extérieur et surtout, américain. Tout au moins, au début. Il ralentit son allure lorsqu’il arrive au niveau de sa rue. Il fronce les sourcils lorsqu’il la découvre sur le pas de sa porte. Carmen. S’il trouve amusant de la voir à l’exact moment où il pense à elle, il se demande ce qu’elle fait devant chez lui si tôt le matin. Ça lui revient presque immédiatement. « Merde, je t’avais oublié. » Casey savait recevoir. Il était à l’initiative de cette invitation. Elle lui avait dit avoir besoin d’un ami, d’un peu de temps à l’extérieur, histoire de respirer un peu. Il avait bien sûr répondu présent et l’avait invité à venir prendre le café chez lui. Il avait beaucoup de choses à penser Casey. Empêtré dans ses multiples devoirs, il s’était perdu. « Hola Prima. » Il affiche un sourire pour se rattraper. Il ne parlait pas espagnol. Quelques mots seulement. Mais il aimait bien faire semblant devant Carmen. Histoire de l’impressionner. Si tant est que cela puisse l’impressionner. Il l’invite à le suivre jusqu’à sa demeure. « Du coup je ne suis pas dans mon meilleur appareil pour t’accueillir. Rentre. » Il ouvre la porte et se dirige vers la cuisine, la laissant le suivre, comme si la maison était également la sienne. Devant le frigo il attrape une bouteille d’eau et en boit la moitié d’une traite avant de se tourner vers Carmen. « Alors comment ça se passe pour vous ? » Cela faisait quelques jours qu’ils ne s’étaient pas vus. Peut-être même quelques semaines, il ne voyait pas le temps passer. Il avait surement bon nombre d’épisodes à rattraper. Il se dirige ensuite vers la machine à café pour lui préparer ce pourquoi elle était venue. Les souvenirs remontent à mesure qu’il prépare le breuvage. « Au fait, je t’ai dégotté une meilleure caisse. Il y a du taff dessus, mais je vais m’en occuper et je te la filerais, ça te va ? » Bricoleur aguerri, Casey s’était donné pour mission d’améliorer le quotidien de la jeune femme, presque autant qu’il le faisait pour Adriana…
Les rues sont calmes, encore enveloppées dans le voile de la nuit lorsque tu quittes ton taudis. Chaque matin, alors que les néons illuminent encore les rues, tu te hâtes vers ton lieu de travail. Ton périple matinal est à lui seul une bataille de volonté. Ton boulot t'achève à petit feu mais tu résistes. Il n’y a pas d'autre option. T'as quitté ton pays, bravé les frontières, mari et enfants dans le sillage, en quête d'un rêve un peu plus clément. C'était pas une partie de plaisir de partir, mais c'était soit ça, soit la mort. Mais ce matin, tu te dérobes à cette routine meurtrière. C'est ton cousin éloigné que tu es venue voir pour un café. Lorsque tu atteins enfin la porte de Casey, tes attentes sont contrecarrées par le silence qui suit tes coups. Personne ne répond ! Il t’a oublié, c’est sûr. Tu sais qu'il court chaque matin et qu'il ne devrait pas tarder à rentrer alors, tu choisis de l’attendre assise sagement sur le perron. T'as l'habitude des chemins arides, des sacrifices au quotidien, mais cette attente est de loin la plus interminable. Tu rouspète intérieurement. Le temps s'étire. T'as les yeux rivés sur l’allée principale. Au moment où tu décides finalement de partir, le miracle se pointe enfin. « Eh ben, t'en as mis le temps ! » ta bouche s'étire en un sourire complice. Difficile de lui en vouloir après tout ce qu’il a fait pour vous. « Merde, je t’avais oublié. » Tu ne peux pas t'empêcher de lever un sourcil, un mélange d'amusement et de fausse indignation se peint sur ton visage. Tu croises les bras, te plantes devant lui comme si t'attendais qu'il se justifie. « Vraiment ? C’est ça ton excuse ?» Tu laisses échapper un rire, toute cette attente s'était évaporée d'un coup. Tu es bien trop contente de le voir. Il tente de t’impressionner avec ses deux mots d’espagnol mais ça ne te fais aucun effet. T'as bien d'autres trucs en tête que de te laisser impressionner par ça. Tu sais qu’il ne maîtrise pas votre langue comme il devrait. Tu as déjà tenté de bavarder avec lui dans ta langue natale, juste pour voir. Un vrai désastre ! Il a balbuté son prénom sans réellement comprendre la question. Depuis tu te contentes de hocher l’épaule à chaque fois qu’il essaye de remettre ça sur le tapis.
Heureusement pour lui, tu n’es pas venu pour lui donner des cours d’espagnol. Tu as surtout besoin de parler, de te plaindre, de vider ton sac avec quelqu'un qui t'écoute vraiment. Il t’invite à entrer. Les souvenirs se bousculent un peu. Cette maison en particulier a une histoire. Votre histoire. C'est ici que vous avez posé les pieds quand vous avez débarqué aux États-Unis, sans tampons ni autorisations. Cette maison a été le témoin de vos débuts incertains. Casey vous a ouvert les portes sans rechigner. Parce que c'est ça, la famille ! Et la famille c'est ce truc intangible capable de te tendre la main quand tu en as besoin. T'es prête à parier que sa mère y est pour quelque chose. Elle ne lui a certainement pas laissé le choix à Casey. Tu le laisses te guider à l’intérieur, c'est un peu chez toi aussi, après tout. « Alors comment ça se passe pour vous ? » T'as envie de tout lui dire, de lui balancer tous les tracas qui tournent en boucle dans ton esprit. Un peu comme ce que tu ferais chez le psy si tu en avais les moyens et l’occasion. Sa question résonne comme une invitation à tout dévoiler. Tu soupires, te jetant sur une chaise de cuisine l’air dramatico-théatral. « Pourquoi vous les américains vous pensez tout savoir tout le temps et mieux que tout le monde ? » la question ne lui est pas vraiment adressé, tu cherches seulement à te vider, tout balancer, sans retenue ni censure. D’ailleurs, tu n’attends pas vraiment de réponse de sa part. C’est plutôt une question qui fait écho à toutes tes réflexions du moment. « Je ne vois quasiment jamais Santi. Il rentre je suis déjà couchée, je sors il dort déjà… » triste résumé de la vie que vous mené en ce moment avec ton mari. Impossible d’ailleurs de te souvenir des derniers moments à deux que vous avez eux. « Bientôt je pourrais faire vœux de chasteté… » Tu laisses échapper cette phrase, un mélange de cynisme et de lassitude dans la voix. La distance entre vous deux est là, palpable, comme une ombre qui s'étend. Vos chemins se croisent à peine. Tu le regarde prépare le café avec une aisance qui en dit long sur l'habitude. « Au fait, je t'ai dégotté une meilleure caisse. Il y a du taff dessus, mais je vais m'en occuper et je te la filerai, ça te va ? » La nouvelle te fait décrocher aussitôt un sourire. C'est comme si une lueur d'espoir avait éclairé ta journée « Verdad ? » T'arrives à peine à contenir l'excitation dans ta voixde ce cadeau inespéré. Plus de galères avec les bus, plus d'attentes interminables à regarder l'heure passer. Une voiture rien qu’à toi, même si elle a besoin d'être bichonnée. Ton mari est doué pour mettre les mains dans le cambouis, il sait comment transformer la citrouille en carrosse. Enfin une bonne nouvelle qui pourrait améliorer votre quotidien, le rendre un peu moins éreintant. « Santi pourrait te donner un coup de pouce. Il a l’habitude ! » La gratitude te serre la gorge. Qu’est-ce que vous serez sans lui… « Mucha gracias primo ! Je ne sais pas comment je peux te rendre la pareille ! »
Casey avait vécu bon nombre de choses traumatisantes dans sa vie. Bien souvent, celles-ci étaient liées à son géniteur et sa mère en avait aussi été l’une des victimes. Aujourd’hui, tout semblait bien loin. Et si des séquelles évidentes s’étaient greffées contre chacune des parois de son cœur et de son corps, il était heureux de voir que sa mère avait pu retrouver le bonheur. Loin de la violence, loin des cris, des pleurs et des journées nourries par la peur. Très protecteur de cette mère qui lui avait tout donné, il avait accueilli cette nouvelle famille qu’elle s’était créée tout en gardant ses distances. Il était heureux pour elle, mais n’avait jamais vraiment eu l’occasion de se lier à eux, avec ces personnes qu’il ne voyait qu’une fois par an, pour les fêtes de fin d’année. Pourtant, lorsque sa mère lui avait demandé d’offrir son aide à Carmen et sa famille, la fille du frère de son nouveau mari, il n’avait pas hésité une seconde. Malgré le fait que sa famille était dysfonctionnelle et qu’elle avait créée de nombreux dommages dans un esprit sauvage, elle n’en demeurait un élément très important pour l’agent de sécurité. C’était ce qui l’avait poussé à continuer à voir son père, après tous ces tourments, avant de mettre un terme définitif à cette relation des plus toxiques. C’est aussi ce qui le poussait à accepter chacune des requêtes de sa mère. Elle n’avait pas eu besoin de trop lui en dire. Il aurait accepté dans tous les cas. Malgré les risques que cela supposait. Car après tout, ils étaient dans une situation irrégulière et particulière scabreuse. Mais il avait été présent, depuis le début, pour aider cette famille qui n’en demandait que peu. Et puis finalement, il avait accroché avec Carmen qui était devenue, bien au-delà d’une cousine éloignée, une véritable amie. Pour autant, cela ne l’avait pas empêché de l’oublier. Véritable bourreau de travail, d’activités en tout genre et de sport, Casey ne s’arrêtait jamais et il était rare de le voir flâner chez lui. Si bien qu’il n’était pas rare de le voir oublier certaines personnes ou certains rendez-vous. Carmen en faisait les frais aujourd’hui. « Eh ben, t'en as mis le temps ! » Elle n’avait pas l’air d’avoir apprécié l’attente. Ni même d’avoir été oubliée et à raison. D’autant que Casey n’avait pas le moindre filtre avec ses amis et sa famille et qu’il admit immédiatement l’avoir complètement oublié. Le sourire de Carmen trahit le fait qu’elle ne lui en voulait pas. Mais le jeu de la taquinerie amicale s’était créé entre eux à la seconde où ils s’étaient rencontrés. « Vraiment ? C’est ça ton excuse ?» Il hausse les épaules alors que le rire de la belle mexicaine résonne dans la rue calme de ce quartier pavillonnaire. « Pas d’excuse en famille Prima, toujours la vérité voyons. » Un clin d’œil accompagne ces mots criant de vérité bien que prononcés sur le ton de la rigolade. Rapidement, il l’invite à entrer dans cette demeure qui manquait cruellement de vie depuis que la famille Flores n’y habitait plus. S’il n’était pas un adepte des colocations, il avait apprécié leur cohabitation. Même si cela avait réveillé les envies d’agrandir la famille de Juliet. Il s’intéresse rapidement à elle, parce qu’il connaissait sa situation et surtout toutes les difficultés que cela supposait ces derniers temps. Mais il ne s’attendait guère à un soupire aussi bruyant de la part de son interlocutrice. Il l’interroge du regard. « Pourquoi vous les américains vous pensez tout savoir tout le temps et mieux que tout le monde ? » Casey n’a pas la moindre idée du pourquoi du comment cette question lui était venue à l’esprit. Mais il ne peut s’empêcher de s’en amuser. Il hausse les épaules. « Et bien, peut-être parce qu’on sait tout et mieux que tout le monde ? » Patriote et fier, cette blague résonnait avec ses engagements militaires bien que les raisons de son enrôlement étaient bien plus compliquées que cela. Il esquisse un sourire à l’adresse de la jeune femme. « Quel américain t’a mise en colère prima ? » C’est la seule déduction qu’il crut possible. Tout en lui préparant un breuvage qu’elle avait l’habitude de déguster chez lui, il l’écoute attentivement. Elle avait l’air d’avoir besoin de vider son sac. « Je ne vois quasiment jamais Santi. Il rentre je suis déjà couchée, je sors il dort déjà… » Il grimace. Casey n’était définitivement pas la meilleure personne pour délivrer des conseils conjugaux. Il ne voyait pas non plus Juliet très souvent. « Bientôt je pourrais faire vœux de chasteté… » Naturellement, il laisse échapper un rire. Il ignorait l’ampleur des dégâts, mais une chose était sûre, il n’avait jamais vu un couple aussi soudé et amoureux qu’eux. « Ça va se tasser, il vous faut juste du temps pour prendre vos marques. » Il n’était pas certain de ce qu’il avançait, mais il était de toute évidence la pire personne à qui demander des conseils en la matière. Lui qui vivait dans l’infidélité et la trahison permanentes. Après lui avoir offert le café, il décide de s’orienter vers un tout autre sujet. Un sujet qui viendrait améliorer le confort de vie de façon certaine de Carmen. Une nouvelle voiture pour lui permettre de se rendre au travail. « Verdad ? » Il hoche la tête, alors que ses lèvres s’élargissent à la vision d’une Carmen touchée et particulièrement heureuse de cette nouvelle. Quelque part, il aimait cela, faire plaisir à son entourage. D’autant plus lorsqu’il avait ce genre de réaction en retour. « Santi pourrait te donner un coup de pouce. Il a l’habitude ! » Il acquiesce avec plaisir. Il n’était pas contre un partenariat. Toute aide était la bienvenue. « Muchas gracias primo ! Je ne sais pas comment je peux te rendre la pareille ! » Alors qu’il vient de vider une bouteille entière d’eau après sa course, il réfléchit à ce qu’il pourrait lui demander. Car il savait qu’elle insisterait pour lui rendre la pareille. Une idée lui vint. « Et bien, tu pourrais peut-être m’aider à préparer quelque chose pour Juliet, c’est nos huit ans de mariage et je n’ai pas été un mari terrible ces derniers temps, du coup faudrait que j’organise quelque chose pour me rattraper un peu tu vois ? » Carmen était loin d’imaginer à quel point Casey n’était pas un bon époux. Pour autant, elle avait pu entrapercevoir l’éloignement entre les deux époux et peut-être l’avait-elle une ou deux fois vu en compagnie d’Adriana. Il ne lui avait jamais rien dit, mais il savait qu’il pouvait avoir confiance en elle.