big little lies (w/asena)
Lewis somnole tout le long du trajet qui le mène de l’aéroport de San Diego jusqu’à Oceanside, confortablement calé dans le siège passager de la voiture d’une collègue agente de bord qui habite à Vista. Ils se partagent la responsabilité du covoiturage lorsque leurs horaires ont la chance de s’accorder et il est heureux de, cette fois-ci, ne pas être responsable de la conduite. Les trois dernières semaines l’ont épuisé et il est plus qu’heureux de rentrer au bercail profiter de quelques jours auprès de son épouse avant de parcourir le chemin en sens inverse et de recommencer. D’avoir plus que 12 à 24 heures pour lui dans une ville étrangère où il ne connaît que ses collègues, où les appels vidéo à Asena lui semblent terriblement froids et où les chambres d’hôtel, même luxueuses, se ressemblent toutes.
C’est se plaindre le ventre plein, suppose-t-il, ou un testament au confort de sa vie, de sa villa, de son mariage. Peut-être même un peu des deux ?
Quoi qu’il en soit, la hâte qui l’habite alors que la villa se dessine non loin n’est pas celle d’enfin dormir dans son lit (quoique). Ce n’est pas l’idée de retrouver sa cuisine, son salon, l’odeur familière de sa maison, qui tord gentiment ses entrailles.
Il demande à sa collègue de le laisser juste un peu plus loin de la villa. Il marche les derniers mètres jusque chez lui sans se presser, le soleil de la Californie chaud sur son visage. Quelques mètres avant la porte, il soulève sa valisette afin que cesse le roulis reconnaissable de ses roues sur l’asphalte. Puis, c’est avec une admirable application qu’il ouvre la porte d’entrée (déverrouillée, signe que son épouse est à la maison) avec discrétion et entre dans la villa en catimini. Tout est fait avec lenteur et prudence, que l’on parle du moment où il referme la porte derrière, ou de celui où il retire ses souliers et pousse sa valisette sur le côté. Dans le miroir du hall d’entrée, Lewis replace ses cheveux, juge qu’il a trop de barbe (elle est taillée au millimètre près), sourit et cesse de sourire aussitôt, est mécontent de sa chemise (fraîchement changée à l’aéroport), et finit par accepter que c’est son allure. Là seulement il rouvre la porte et appuie sur la sonnette. De son meilleur ton professionnel, il s'annonce : « J’ai une livraison pour une certaine Asena, lance-t-il à la cantonade. C’est bien ici ? C’est envoyé par Lewis Eker. »
Il n’a pas pris son nom, ni le contraire, mais le jeu l’amuse et lui tire toujours un frisson de plaisir secret. L’idée d’échanger, d’ajouter son nom au sien, ou de le remplacer en entier. Leurs noms liés comme leurs destinées.
Face au miroir, Asena regarde le reflet qui est projeté par le miroir. Elle y voit la femme au teint terne, les cernes sous les yeux, qui ne doit pas dormir plus de trois heures par jour, si elle a de la chance. Elle y voit celle qui se laisse aller dans son apparence, qui ne prend pas le temps de prendre soin d’elle. Mais surtout, Asena y voit celle qui laisse sa main voyager jusqu’à son ventre, ne s’empêchant pas de faire le voyage, caressant, inconsciemment, ce dernier. La seule nouveauté de son existence à Asena.
Une nouvelle étape également.
Un nouveau chapitre et elle ne sait pas trop quoi penser de ce nouveau chapitre qui s’écrit pour elle et Asena ne sait pas si elle est prête à accepter ce nouveau changement. Elle sait et ce n’est pas le cas. Asena qui est déjà coincée à la maison, incapable d’embarquer dans un avion sans avoir l’impression que son cœur est sur le point d’exploser dans sa poitrine, qui ne peut pas mettre le pied dans cet engin qui a toujours réussi à la faire relever la tête au passage d’un avion et maintenant? Maintenant, Asena panique et les images viennent la paralyser sur place. Qu’arrivera-t-il à la naissance de cet enfant ? Que deviendra-t-elle ? Mère au foyer, encore plus coincée à la maison, mais cette fois, elle se dit, peut-être qu’il y aura un peu plus de vie à l’intérieur de la maison. Cette maison achetée pour avoir un nid lors des repos après un voyage et les quelques jours de congés avant de retourner dans les airs, la maison qu’elle a appris à connaître par cœur aujourd’hui car avec tout le temps qu’elle passe à l’intérieur de celle-ci, tel le fantôme qu’Asena est devenue maintenant.
Peut-être que ce sera différent avec les cris d’un bébé.
Peut-être que ce sera différent avec un peu de joie dans la maison. Trop de peut-être, trop de questions qui s’accumulent dans sa tête et pourtant, plus les jours défilent, plus Asena semble trouver une certaine joie dans cette nouvelle inattendue. Un enfant. Un sujet qui a été évoqué rapidement, jamais une conversation longue et sérieuse, aujourd’hui réalité. Elle ne s’est jamais posé la question, Asena. Même lors de son adolescence et elle tente de son mieux de se remémorer toutes les conversations avec sa bande d’amis. Perdue dans ses pensées, celles-ci viennent être interrompues par la sonnette de la maison. À cet instant, son reflet projette une Asena qui fronce les sourcils, qui se questionne, se demandant qui vient perturber sa réflexion et rapidement sa main se retire de son ventre tandis que ses pas la dirigent jusqu’à la porte d’entrée où une voix résonne. Lewis Eker, la pensée fait sourire Asena. « Lewis ! Qu— » Là, sur le pas de la porte, la Eker retrouve son mari. L’homme qu’elle aime. L’homme a qui elle n’a toujours pas annoncé la grossesse. « C’est toi la livraison ? Mon cadeau. » La jeune femme ne dissimule pas sa joie de le voir, au contraire, soudainement elle se sent moins seule entre ces quatre murs maudits. « Tu ne m’as pas dit que tu rentrais aujourd’hui, je serais venue te chercher à l’aéroport. » Dit-elle une fois qu’elle se retrouve collée à lui. Cette urgence de s’assurer que c’est bien réel. Que ce n’est pas une hallucination.
La supercherie fonctionne et lorsque la figure d’Asena apparaît dans le hall d’entrée, elle semble sincèrement surprise d’y trouver son époux. Un époux qui a un : « Ta-da ! » qu’il veut assuré, qui sort de façon un peu chancelante, ses bras écartés autant pour y accueillir la jeune femme que pour se désigner comme livraison, cadeau, un peu tout cela. Lewis n’est pas l’homme le plus versé dans les surprises, mais il suppose que sa sincérité comble sa légère maladresse, la raideur de son corps les quelques secondes avant qu’il retrouve celui d’Asena. Son corps, sa chaleur, son parfum. Que, de presque trente centimètres au-dessus d’elle, il se permette de rire un peu et d’appuyer son menton sur sa tête.
Ses parents ne manquent jamais de regretter qu’il ait préféré les États-Unis à l’Angleterre pour vivre sa vie, mais en vérité, c’est Asena qui est sa maison. Home, c’est entre ses bras, c’est auprès d’elle, peu importe où dans le monde. Il a volé aux quatre coins de la planète, visité des centaines de villes, et rien ne se compare.
Et tant pis si c'est un peu kitsch et cliché, qu’il se peint en romantique fini : il assume !
« Nicole faisait le trajet, elle a accepté de me déposer, répond-il avant de déposer un baiser contre ses cheveux. La raison pratique dite avant celle sentimentale, celle qui n’a pas encore fait descendre son sourire de ses lèvres : Puis, je voulais te faire la surprise. »
Son étreinte se serre autour d’Asena. Il la soulève du sol, tournoie avec elle dans ses bras pour un tour, deux tours, s’arrête à trois avant d’être étourdi. Lorsqu’il la remet sur ses pieds, c’est avec une autre excellente nouvelle pour eux deux : « J’ai sept jours de congé. » De suite, ce qui est un luxe très apprécié, dans un métier où les moments de repos s’entrecoupent de ceux de travail et où souvent, revenir à la maison est plus long que le temps alloué. Sept jours, ça semble ridicule, mais c’est considérable. Dans son cas, c’est aussi l’effort conscient de pouvoir être aux côtés de sa douce moitié plus qu’un jour ou deux, quitte à parfois accumuler des horaires douteux.
Le sourire ne s’est pas fané. Il caresse la joue de son épouse, s’inquiète intérieurement de sa mine grise alors qu’elle habite dans un endroit si ensoleillé, pendant la belle saison. Sa pâleur, ses cernes, les cheveux qui n’ont pas leur lustre habituel. Lewis n’en dit rien, garde les soucis pour un peu plus tard, pour un moment plus propice : « Tu m’as manqué. »
Dernièrement, Asena a l’impression que le temps commence à lui manquer. Que ce dernier avance sans elle et qu’elle est toujours au même point d’il y a six mois. Tout le monde semble avancer alors qu’elle, elle ne bouge pas, se contentant de les regarder vivre leurs vies. Une vie qui lui manque. Le fait de se retrouver à la maison, toute seule, depuis les six derniers mois ne l’aide pas, il faut se l’admettre. C’est la première fois qu’Asena y passe autant de temps, sans avoir une échappatoire parce que cette échappatoire, cette porte de sortie, était son métier. Tous ces moments où elle embarquait dans un avion et s’envolait pour une autre destination. Son premier coup de foudre. Jusqu’à ce qu’elle fasse la rencontre de Lewis.
Lewis, son mari.
Celui qui se présente devant elle avec le plus beau des sourires qui lui a terriblement manqué et si elle ne cache pas sa surprise de le retrouver sur le pas de la porte, elle reste tout de même surprise de le voir y être. Ne s’attendant pas à le retrouver ; ne s’attendait pas à le revoir tout de suite alors qu’elle se retrouve dans un état secondaire, un état pitoyable. Pas la femme qu’il a épousé, au final, pas celle qui s’est toujours présentée avec un certain éclat au teint. « Aaaaah, je vois. Je ne me plains pas. » Au contraire, Asena est beaucoup trop heureuse de voir Lewis pour être déçue de ne pas avoir eu la chance d’aller le récupérer à l’aéroport. Ce qui lui fait réaliser qu’il y a six mois, ils arrivaient que tous les deux réalisent ce trajet en même temps, dans la même voiture avant d’arriver ici, dans leur villa.
Leur maison.
Aujourd’hui, sa prison.
Elle s’échappe de cette prison le moment où les bras de Lewis l’entoure, se sent si bien lorsqu’elle se retrouve dans ceux-ci, le moment où elle respire son parfum, lui confirme que ce n’est pas un rêve, que c’est bien la réalité. Si elle avait la chance d’arrêter le temps pour profiter de cet instant, Asena le ferait sans problème. Elle offrirait tout pour le faire ; s’entend rire pour une des rares fois depuis quelques temps, pas ce rire générique, offert pour faire plaisir à l’autre personne. Ce vrai rire qui lui rappelle celle d’avant, celle qu’elle n’est plus depuis les six derniers mois. « Sept jours entiers? Wow je vais devoir me coltiner ta présence une semaine entière? Qu’est-ce que je vais faire? » C’est une blague qui sort de sa bouche. Asena sait ce qu'elle compte faire, profiter de sa présence, rattraper tous les mois où les retrouvailles étaient courtes et passives. Peut-être que dans ces sept jours, Asena trouvera le courage nécessaire pour lui annoncer sa grossesse. Cette nouvelle qui continue de la surprendre tous les jours. Au contact de sa main, Asena relève la tête et le regarde dans les yeux, léger sourire qui vient s’installer sur ses lèvres. « Tu m’as manqué aussi, Lewis. » Souffle-t-elle et ce n’est pas un mensonge, c’est la vérité. Il lui manque tous les jours, tous les matins qu’elle se réveille dans ce lit, seule, toutes les nuits où elle se couche dans ce même lit. Tout est différent maintenant et ça la blesse de remarquer toutes les petites différences. « Maintenant que tu es là, tu peux me préparer à manger, je n’avais tellement pas envie de le faire. » C’est à contre-cœur qu’elle retire son visage de sa main afin de se diriger à l’intérieur de la maison.
Il a un reniflement rieur lorsqu’elle prétend souffrir de cette semaine entière passée à ses côtés. « Tu devras changer tes plans avec tes amants », poursuit-il sur le ton de la lamentation, comme s’il était tout aussi ennuyé qu’elle d’être présent. Les blagues inoffensives ne peuvent pas dissimuler la vérité, celle qui refuse de faire descendre son sourire, les légères rides heureuses autour de ses yeux, la tendresse manifeste imprimée sur ses traits. Même la mine un peu chiffonnée de sa douce s’efface dans son sourire léger.
Sa main quitte sa main, vient plutôt chercher la sienne, afin qu’elle se fasse son guide dans la villa, en direction de la cuisine. « Finalement, ce n’est pas si dommage que je sois de retour, mm. », rit-il sans se retenir. Ses parents ont refusé qu’il soit un bon à rien qui serait dépendant de la cuisine d’une épouse et Lewis est donc un cuisinier plus que décent, même si ses talents sont rarement étalés. Réservés à sa propre pomme et à celle d’Asena, pour qui il fait un effort supplémentaire de présentation dans l’assiette ― ça n’a rien d’un restaurant à la maison, mais si c’est pour lui faire plaisir… il est prêt à enfiler sa toque de chef.
La cuisine lui semble froide, loin de la chaleur qu’ils ont voulu y insuffler en déménageant dans cette maison. Le réfrigérateur est plus vide que plein, découvre-t-il en l’ouvrant pour évaluer les ingrédients à sa disposition. Les légumes lui semblent un peu fanés et sur le comptoir, le bol de fruits attend d’être rempli. Il se mord la langue et regrette de ne pas trouver les trésors culinaires qui abondent en toutes saisons dans cet état, mais c’est de sa propre faute : s’il avait prévenu en amont, il est sûr et certain qu’Asena aurait pris soin de stocker ses préférés. Les figues gorgées de soleil, les cerises délicieuses en cette saison, les pêches juteuses.
Il regrette aussi que de toute évidence, pour elle-même, il n’y a rien de bien appétissant. Pas de surprise qu’elle n’ait pas envie de se cuisiner quelque chose.
« J’arrive aussi à temps pour faire les courses », remarque-t-il avec un regard bref par-dessus son épaule, avant de refermer la porte du réfrigérateur. Il déboutonne ses manches et les remonte, puis se lave les mains. « Je te cuisine ce que tu veux. » Il ira faire la sieste plus tard.