tired eyes (rahim)
Les mots manquaient alors que l'horloge affichait maintenant dix heures du soir. La journée avait eu raison de la plupart du staff, ne laissant que deux corps épuisés encore autour de la table, débattant becs et ongles autour d'une campagne qui n'avait presque plus de sens. les deux coins du stylos tapotant mon carnet, l'autre paume trop occupée à frotter mon front, un long soupir s'était finalement échappé de mes lèvres. Regard désemparé accordé au dernier survivant avant de capituler. « J'ai envie de sushis. » annonce d'un drapeau blanc dressé, comme si il était le seul à pouvoir nous réunir. Compliqué d'accorder la communication et la direction artistique lorsque les deux avaient des visions opposées. La campagne en question, c'était le lancement d'un tout nouveau parfum, créé par l'un des hommes les plus riches de la région. Alors forcément, lorsque l'argent était en jeu, l'erreur ne devait pas l'être. Rahim et moi en avions tous deux conscience, ça ne voulait pour autant pas dire que nous avions les bonnes armes pour affronter un problème de cette ampleur. Nous et nos deux fourches face aux vents et marées.
L'écran tombait contre le clavier alors que nous étions maintenant servi. Instinctivement, le bouton le plus haut de ma chemise sautait à l'aide de mes doigts, signe que les heures de boulot étaient terminées. C'était un peu le rituel du soir, sans que j'en ai la moindre conscience. Là, armé de mes baguettes, je laissais mon corps se détendre, laissant le masque tomber. « T'es sacrément têtu, on te l'a déjà dit ? » léger coup d'oeil dans sa direction, bien vide détourné par peur instinctive de croiser son regard, avant de finalement lâcher un léger rire. Depuis son arrivée, Rahim n'avait pas peur de se faire entendre, ses idées étant souvent bonnes, parfois excellentes, même si nos avis entraient quelques fois en oppositions. « Quand je t'ai connu, t'avais l'air plus... » j'arrivais pas bien à définir le mot, alors mes baguettes tournaient légèrement dans le vide, comme si c'était suffisant. « Mais ici, tu donnes l'impression de toujours savoir exactement ce que tu veux. » et quelque part, je trouvais ça admirable, moi qui étais perpétuellement plongé dans une loop abyssale, ne tirant pas grandes conclusions de mes expériences passées. Alors, un nouveau regard était lancé dans sa direction, cette fois-ci soutenu quelques secondes, puis de nouveaux mots. « Toi la première fois, t'as du me croire muet. » nouveau rire, auto-dérision au rendez-vous. Je savais bien que je n'étais pas la personne la plus sociable, j'attirais la sympathie oui, mais pour ce qui était de l'échange, c'était parfois plus compliqué, surtout lorsque je me retrouvais en groupe. Chose que le brun n'avait pas l'air de craindre de son côté.
J’ai envie de sushis. Le coup de sifflet qui annonçait la fin du match. La journée était dorénavant officiellement terminée. Rahim poussa un long soupir, entre le soulagement et le désespoir. Désespéré à l’idée de recommencer à débattre le lendemain et peut-être le surlendemain. Voilà des jours que les deux hommes échangeaient au sujet de cette foutue campagne. Rahim avait du mal à s’avouer que ces échanges longs et parfois même enflammés, étaient productifs : à force de se challenger l’un et l’autre, ils parvenaient, comme à chaque fois, à réaliser un produit répondant à la fois aux exigences du client et à celles du marché. Mais c’était une question de fierté, Rahim aurait préféré mourir sur place que d’avouer qu’il avait besoin de quelqu’un.
Comme à son habitude après une longue journée de travail, Abe déboutonna le premier bouton de sa chemise. Rahim l’avait vu faire tant de fois qu’il excellait maintenant dans l’art de “détourner le regard au bon moment”. Il préférait porter son attention sur ses sushis. Il retira sa veste blazer pour l’étendre sur le dossier de sa chaise, puis, presque religieusement, il commença par déguster les morceaux de gingembre accompagnant ses sushis. C’est Takeda qui brisa le silence en premier. Une question sarcastique, puis une phrase sans fin. Il esquissa un sourire puis rétorqua : "Contrairement à ce que tu penses, on ne me dit pas souvent que je suis têtu, par contre on me dit souvent que je suis casse-couille". Puis il ajouta, sarcastiquement : " 'Comprends pas pourquoi".
Rahim ne préféra pas relever l’absence de fin dans sa phrase. Même si une part de lui aurait adoré savoir ce qu’il avait bien pensé de lui quand ils s’étaient rencontrés, il était préférable de ne pas suivre cette pente savonneuse. Il répliqua : "C’est parce que je sais exactement ce que je veux." Puis, peut-être pour la première fois depuis qu’Abe avait déboutonné sa foutue chemise, il leva son regard vers le brun. Lui, il ne regardait pas en sa direction, ainsi l’espace d’un instant, Rahim pouvait se permettre de le dévisager, de laisser son regard se balader. Observer les ridules de fatigue qui se dessinaient sur son visage, le duvet au-dessus de ses lèvres.
Rahim détourna le regard avant d’être trop indiscret. Il piocha avec parcimonie plusieurs portions de wasabi qu’il déposa minutieusement sur chacun de ses sushis avant d’en savourer quelques-uns. En écoutant la dernière remarque de son collègue, il ne put s'empêcher de lâcher un rire franc. "Je peux t’assurer que je prie chaque soir pour que tu le deviennes, muet." Tout en continuant de rire, il mima une prière avec ses mains. C’était ironique, bien sûr : Abe avait toujours quelque chose de pertinent à dire. Il avait pourtant l’air de beaucoup en douter, ce qui avait le don d’énerver Rahim.
Il dégusta un nouveau sushi. "T’es bien le muet le plus convaincant de la boîte." Venant de la part de Rahim, un compliment, c’était suffisamment rare pour le souligner.
Nos différences n'étaient accablantes que lorsque l'on se retrouvait en opposition, et si ça n'arrivait que dans le cadre du travail, il était certain que tous deux avions nos propres avis. Les idées de Rahim, bien que pertinentes, étaient souvent tranchées, et lui faire entendre raison, ou arriver à un quelconque compromis pouvait être compliqué... bien qu'il fallait avouer que j'avais également mon propre égo. Une part de moi semblait s'amuser à le voir s'exaspérer face à mes argumentations, souvent trop calmes pour son propre entendement. J'étais pas quelqu'un de particulièrement doué pour la confrontation, ayant tendance à dresser bien trop vite le drapeau blanc, il n'y avait que dans le cadre du travail que cela n'arrivait pas. Peut-être parce qu'il ne s'agissait pas de mes propres objectifs, mais plutôt d'un ensemble que je souhaitais voir fonctionner, perdurer. Malgré tout cela, il résidait une grande part d'admiration en moi pour le brun, oui, il représentait ce que je n'aurais probablement jamais ; une force indéterminable, bouillonnant dans ses entrailles. Je pouvais parfois la lire derrière ses prunelles couleur néant, elle qui faisait dresser mon poils dès qu'il posait un regard sur moi, électricité parcourant mon épine dorsale comme s'il pouvait à tout moment prendre ce qu'il souhaitait, et tout ravager sur son chemin.
Fin sourire esquissé sur mes lèvres lorsqu'il reprenait la parole « Moi non plus. » bientôt masqué par une nouvelle bouchée de sushi. Il fallait bien se l'avouer, Rahim avait le sarcasme facile, auto-dérision que beaucoup n'arrivaient pas à s'accorder, comme s'il se fichait éperdument de l'avis des autres. Depuis le temps, il avait bien du comprendre que ça n'était pas mon cas, moi qui était toujours conscient du ressenti général, prêt à voir mon sang couler pour combler un quelconque inconfort. Alors oui, une part de moi l'admirait, d'avoir toujours ses yeux fixés sur un objectif précis, de ne rien lâcher tant qu'il ne l'avait pas atteint. Paroles appuyées qui rappelèrent mon regard vers lui. Il semblait si certain de ses propos. Bouche entre-ouverte, aucun son ne sortait le temps de deux secondes, comme si les roues tournaient inlassablement sans trouver les bons mots. Et puis... « Et tu veux quoi alors, Rahim ? » question générale, dont la réponse pouvait être interprétée de multiples manières.avais-je ne serait-ce qu'un semblait de réponse à cette question ?
les jours s'écoulaient par dizaine, comme si je n'étais pas réel maitre de mon destin
Le gosier serré un instant, je relâchais finalement une bouffée d'air pour calmer cette pointe d'anxiété qui battait dans ma poitrine. Là, silencieux, j'exauçais une nouvelle de ses prières alors qu'il la clamait tout haut. Une volonté qui eut finalement le don de me faire rire, calmant toute tension palpable dans mon corps, mes muscles se relâchant un petit peu sur cette chaise alors que mes baguettes laissaient maladroitement tomber un sushi à même la table. Rouge aux joues derrière un compliment inattendu. Alors, après cet énième silence, ma voix s'élevait à nouveau « On t'a jamais dit qu'il faut toujours garder ses prières pour soi ? » nos regards se croisaient, le gardant là, en vue quelques secondes avant de finalement le relâcher « Au risque que celles-ci ne se réalisent jamais. » ça faisait un moment que je n'avais pas prié de mon côté, bien incapable de me faire un avis sur la présence d'une entité supérieure ou non. Et si l'humeur taquine semblait de mise, voilà que je venais piocher dans le plateau de l'anglais, glissant le nouveau met entre mes lèvres -et manquant au passage de tout refaire tomber. Paume cachant le crime, je me dédouanais de tout acte irréversible. « Parfois, j'me demande si t'aimes bosser à mes côtés, ou si tu préfèrerais que j'aille voir ailleurs. » la vérité, c'était que lui et moi n'avions jamais réellement pris le temps de se connaitre. On connaissait les grandes lignes de l'autre, évidemment, mais peut-être que lui comme moi avions peur de quelque chose de plus grand.
Contrairement à d’autres, Abe ne semblait pas déstabiliser par le sarcasme de Rahim. Il avait même tendance à rentrer dans son jeu, pour le plus grand plaisir de Rahim. Ils n’avaient pas besoin de s’exprimer clairement entre eux, ils se comprennaient comme ça. Dire tout et son contraire, les non-dits, les sous-entendus, c’était un peu la manière préférée de Rahim de s’exprimer quand il n’était pas question d’imposer son point de vue. Ce qui était rare, il est vrai.
Et voilà qu’Abe lui demandait ce qu’il voulait. Mais comment Rahim aurait-il pu répondre à cette question, alors même qu’il ne savait pas lui-même ce qu’il voulait. Après son divorce, Rahim avait travaillé deux fois plus pour ne pas avoir à penser à l’avenir et à ce qu’il voulait réellement. Il s’était contenté de faire ce qu’il avait toujours fait : se tuer à la tâche, sans remettre quoi que ce soit en question. Il s’était retrouvé seul, après plusieurs années de mariage, et avait fait comme si rien n’avait changé, alors que tout avait changé. Son quotidien, son avenir, ses envies, ses besoins : tout avait changé. Face à ses propres interrogations sur ce qu’il voulait réellement, il se contenta de répondre “Embrasser le cuisinier qui a réalisé ces somptueux sushis”. Il était encore bien trop sobre pour dire ce qu’il avait réellement sur le cœur et il ne voulait pas briser sa carapace si facilement.
Abe était resté silencieux, attendant une réponse de sa part. La vraie réponse à cette question ne viendrait pas, elle était interdite. Interdite du fait de leur situation si particulière et d’un fragile équilibre que Rahim ne pouvait se résoudre à rompre. Il n’était qu’un simple collègue. C’était la seule réalité qui importait.
"On t'a jamais dit qu'il faut toujours garder ses prières pour soi ? Au risque que celles-ci ne se réalisent jamais. " Il lâcha un sourire en coin malgré lui, puis songeur, il rétorqua : “Merci pour le conseil. Je vais tâcher de l’appliquer à l’avenir.” Si ses prières étaient entendues, il n’aurait plus à porter le poids de la culpabilité d’éprouver l’attirance qu’il ressentait.
Mais avait-il vraiment envie d’arrêter ?
Il piqua allègrement des sushis dans le plateau de Rahim, qui, d'humeur taquine, ajouta "J'espère que t'as l'intention de me rembourser là, Abe ?". Et puis voilà qu'il brise à nouveau son silence. “Pourquoi ? Tu as envie d’aller voir ailleurs ?” Dit-il, presque inquiet à l’idée de perdre son acolyte. Puis il compléta : “De prospecter d’autres boîtes ?” par peur que sa question ne soit mal interprétée. “Tu devrais arrêter de te soucier de ce que les gens pensent, Abe, ça te faciliterait la vie”. Voilà bientôt un an que les deux hommes travaillaient ensemble, mais Rahim avait encore du mal à comprendre pourquoi Abe se souciait tant de ce que les gens pensaient et particulièrement de ce que lui pensait.
“En tout cas, tu es le moins désagréable des Américains que j’ai rencontrés.” Et ça, c'était sincère.