settle for a draw (ft. sage)
Si les journées productives s’enchainent, peut-être vais-je aller mieux. C’est le mantra d’Anwar, ça l’a toujours été. Depuis ses premières journées seules à San Diego jusqu’à maintenant, c’est ce qui le pousse à continuer. S’il continue à s’épanouir dans son travail, dans ses hobbys, peut-être qu’il y a un espoir de se sentir mieux. C’est un mantra difficile à garder quand il est inefficace depuis maintenant cinq ans, mais Anwar réussit au moins à continuer à performer. Ça n’a jamais été un vrai problème pour lui : l’envie de travailler parvient à manquer, mais peu importe son niveau d’énergie ou d’envie, il excelle à son travail. Et ça, il ne l’admettra jamais, évidemment, mais le journalisme lui vient avec une facilité déconcertante pour quelqu’un que personne ne s’imaginait capable de garder un emploi stable.
Et pourtant, le voilà. À la San Diego Union-Tribute depuis maintenant sept ans, un journaliste respecté localement et en Californie, tout semble lui sourire. Et pourtant, tous les jours, Anwar contemple son existence, ses choix, tout ce qui l’a amené jusqu’ici, et tous les jours, le bilan est plutôt négatif. Mais il faut bien continuer. Enfin, c’est ce qu’il se dit, à demi-mot, à chaque fois qu’il y pense trop longtemps. Ce qu’il essaye d’éviter le plus possible.
Toutes ses journées sont planifiées autour du fait qu’il souhaite éviter le plus possible de se laisser le temps de penser à tout ça. De l’extérieur, Anwar a l’air hyperactif. Toujours en mouvement, toujours en train de bosser, de bouger, jamais on ne le voit faire moins de deux choses en même temps. C’est la raison pour laquelle la majorité de ses collègues savent que, lorsqu’ils doivent se faire remplacer, qu’ils ont un évènement à couvrir auquel ils ne peuvent pas assister, c’est à Anwar qu’il faut demander. S’il devait mettre sur papier le nombre de faveurs que ses collègues lui doivent, ça dépasserait sûrement la longueur de son appartement. Mais il est toujours content de le faire : plus son horaire est rempli, plus heureux il est. Et puis, avoir une image auprès de ses collègues sans avoir à trainer avec eux en dehors d’un contexte professionnel, c’est déjà une assez bonne raison de les aider pour Anwar.
C’est comme ça qu’il s’est retrouvé, quelques semaines plus tôt, à assister à la conférence de presse d’une équipe d’e-sport. Anwar n’avait pas été particulièrement enthousiaste à l’idée d’y aller, cet univers n’est pas trop son truc, mais il avait un après-midi de libre et un collègue en besoin d’aide. L’évènement semblait se dérouler sans accro, jusqu’à ce qu’une des joueuses quitte le podium en trombe, avant que ses coéquipiers prennent la relève. Une petite crise d’anxiété, selon Anwar, qui l’intrigua assez pour qu’il continue d’y penser jusqu’à aujourd’hui. Ce n’est pas vraiment un scoop, un gamer qui n’est pas à l’aise en public. Mais après avoir fouillé un peu, Anwar s’est rendu compte que cette membre de l’équipe, Sage, fuit les projecteurs comme la peste. Instagram en privé, pas d’entrevue d’elle sur internet… Une bonne opportunité pour une petite exclusivité, aux yeux du journaliste.
Il s’est mis au travail quelques jours plus tard, passant par les contacts de son collègue dans le milieu pour essayer de trouver un moyen de la contacter. Un numéro de téléphone est ce qu’il espérait trouver, mais ses recherches aboutissent sur une petite adresse mail discrètement casée dans un mailing de masse que son collègue lui avait transmis en préparation pour la conférence de presse. Pas idéal, mais mieux que rien.
Anwar, dans son petit appartement, s’installe sur la petite table qui lui sert de bureau et se met au travail. Il ouvre son portable et se lance directement dans la rédaction d’un message qui pourrait peut-être la convaincre d’accepter une entrevue.
Je m’appelle Anwar, je suis journaliste pour la San Diego Union-Tribute. Je ne suis pas spécialisé dans l’e-sport, mais j’ai assisté à la conférence de presse du 24 février où vous étiez présente.
Bien, professionnel, honnête. Un bon début, se dit Anwar en retirant les doigts de son clavier. Comment continuer ? Anwar passe sa main à travers ses cheveux et souffle. Ce n’est pas son habitude d’essayer d’interviewer des gens qu’il sait être réticents aux interviews. Pourtant, c’est ce qu’il essaye de faire à ce moment-là.
J’espère que vous serez intéressée,
Anwar Nasr
Reporter à la San Diego Union-Tribute
Anwar relit son email, soucieux de sa première impression. Il n’est pas particulièrement honnête dans la deuxième partie, son intérêt ne se trouve pas réellement dans le fait de faire découvrir au grand public son équipe d’esport (dont il a, assez franchement, oublié le nom). Il se trouve plutôt dans l’exclusivité d’une telle entrevue, mais c’est difficilement avouable. Anwar sait que de toute façon, il trouvera quelque chose d’intéressant en lui parlant. Ce n’est pas tout le monde qui se trouve si anxieuse à une conférence de presse qu’elle s’en retrouve obligée de fuir.
Poussant un léger soupir, seul dans son appartement, Anwar appuie sur le bouton d’envoi.
Fin de session. Fin de journée. Les Renegades terminent cette journée sur une victoire, et s’extirpent un à un de leur salle. Comme les autres, Sage enlève le mode avion de son téléphone - véritable extension de son bras - et le range dans l’une de ses poches, le temps que les notifications et messages ne tombent. Trop nombreux à son goût, dernièrement. Depuis leur victoire, les mentions de l’équipe se sont multipliées ; mais celles-ci commençaient enfin à se tasser.
Sage, son chien dans les pattes, n’a d’autre choix que de se diriger vers la porte d’entrée - de sortie ? - de leur villa. Balade du soir qui lui permettait souvent de décompresser, de se retrouver seule avec elle-même, et d’analyser sa journée. Depuis leur victoire, elle reste néanmoins particulièrement vigilante à ce qui l’entoure ; étudie les buissons, les mouvements des rares passants qu’elle croise, relève les véhicules qui passent leur chemin. Se demande parfois si elle croisera le véhicule de Trevor dans la rue. Un paparazzi, un fan. Qu’importe.
Elle parvient finalement à retrouver un sentier qu’elle a l’habitude d’emprunter, où les joggeurs passent faire leur footing tôt le matin. A cette heure-ci, elle croise parfois d’autres habitants avec leurs animaux, aussi ne laisse-t-elle pas The Pebble vagabonder en liberté. En revanche, elle peut désormais en profiter pour jeter un bref coup d’oeil sur les nouveautés qui ont afflué sur son téléphone. Quelques likes, qu’elle ignore, suivi d’un message de sa mère, auquel elle répond dans la foulée.
S’arrête de marcher quand elle voit un mail dans ses notifications. Les newsletter auxquels elle est abonnée se classent directement dans des dossiers dédiés, et elle connaît en général ceux qui lui adressent des mails. Celui-ci ne lui parle pas, et les suspicions envahissent son esprit quand elle l’ouvre enfin, se rangeant sur un côté du chemin pour ne pas gêner d’autres marcheurs.
Regarde vaguement autour d’elle, se méfiant d’un éventuel traquenard, se méfiant de tout. Avant de lire, ne résistant pas plus longtemps à sa curiosité.
Fuck. Fuck. Fuck.
Fuck. Fuck. Fuck. Fuck. Fuck. Fuck.
Fuck. Fuck. Fuck. Fuuuckkkkkkkk.
Comment - quoi ? Comment ce type avait-il eu son adresse ? Pourquoi - elle ? Pourquoi n’avait-il pas fait sa demande auprès du circuit habituel ? De leurs sponsors ? Auprès du coach ? Fuck. Fuck. Fuck.
La joueuse range son téléphone et continue sa balade. Elle aurait le temps de flipper plus tard ; de retour à la villa. Pour l’instant, se concentrer sur ce qu’elle faisait. Sur Pebbs, le petit chemin accidenté, les rares silhouettes qui se découpaient dans son champ de vision.
Tentait de mettre du sens sur les mots qu’elle avait lu, bien qu’une seconde lecture, en présence de Glaze, s’imposerait.
La conférence de presse catastrophique, les journalistes-témoins, les questions qu’elle a malgré tout laissé dans leur esprit. Le reste de la team avait pris le relais, mais elle pouvait se remémorer la scène comme si elle s’était déroulée la veille.
Revenue anxieuse de la balade, quand celle-ci a d’ordinaire l’effet inverse, lui permettant généralement de se changer les idées et de décompresser du stress de leurs journées ; Sage convoque son coach en bas, pour pouvoir ouvrir le mail reçu sur son ordinateur, et lui répondre dans la foulée.
Les demandes d’interview doivent être faites auprès de Glaze : proglaze.ca@gmail.com. Celui-ci est en copie de ce mail, merci de le laisser en copie dans votre réponse.
Notre équipe a trouvé son équilibre entre ce que nous nous autorisons à dévoiler (lors de lives sur la plateforme Twitch notamment) et ce que nous conservons aux yeux du public, pour des raisons aussi techniques que tactiques.
Néanmoins, si vous souhaitez évoquer mon indisposition au cours de la conférence de presse du 24 février, un communiqué à été publié sur nos différents réseaux sociaux.
Afin que nous puissions déterminer la nécessité ou la faisabilité de votre demande, pouvez-vous élaborer sur le sujet ou les questions que vous souhaiteriez aborder lors d'une éventuelle interview ?
Cordialement,
M0ch1 - team Renegades
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Une fois le mail envoyé, Anwar retourne vaquer à ses occupations. Ses collègues le savent, il n’est pas du genre à travailler sur une seule chose en même temps, et il a à tout moment deux ou trois mails dont il attend la réponse, et deux ou trois mails qui attendent une réponse de sa part. Pour le rythme de publication qu’il a, on s’attendrait à ce qu’il ait un horaire un peu moins chargé, mais Anwar est toujours à la recherche du prochain sujet qui va le captiver, de la prochaine personne à interviewer… Après quelques heures de travail, à effectuer des recherches pour son prochain article et à échanger quelques mails avec ses collègues, contacts, et autres personnes d’intérêt, Anwar finit par enfin par se faire surprendre par les gargouillements de son propre ventre.
On pourrait croire que la cuisine et le bureau d’Anwar se trouvent à une distance considérable, étant donné la réticence qu’il a à faire le trajet de l’un à l’autre. Quand Anwar se lance dans quelque chose, la moindre interruption est un risque pour lui de complètement divaguer, de se laisser distraire par ses pensées (qui ne sont pas toujours agréables), donc il limite ses pauses autant qu’il le peut. La plupart des journées, ça veut dire qu’il en oublie de manger, et aujourd’hui n’échappe pas à la règle. Après quelques secondes d’hésitations, et quelques rafraîchissements de sa boîte de réception (toujours vide), il se décide à se diriger vers la cuisine. Le frigo est relativement vide, comme à son habitude, mais il lui reste juste assez d’œufs pour se faire une omelette jambon-fromage convenable. Il commence à tout préparer, espérant faire assez vite pour pouvoir se remettre au travail rapidement. Les œufs sont versés dans la poêle, il commence à couper un oignon, mais le journaliste est interrompu par le son d’une notification distinctive : il vient de recevoir un mail. Le journaliste abandonne rapidement son oignon pour aller lire son nouveau message, et sourit à la vue de la réponse qu’il attendait le plus aujourd’hui. Bingo. Il clique et se prépare à lire, alors que l’omelette quitte complètement son esprit.
Pas une réponse extrêmement chaleureuse, mais surtout plus professionnelle qu’il l’aurait imaginée – peut-être a-t-il plus d’idées préconçues sur ce milieu qu’il aurait voulu l’admettre. Anwar voit immédiatement qu’il a bien fait de passer par elle directement plutôt que par les voies officielles (Glaze, quel étrange surnom) : il se doute que si on lui avait simplement proposé ça sans contexte, elle se serait empressée de refuser. Mais maintenant, il a l’opportunité de se montrer convaincant, de faire valoir l’intérêt de sa démarche, de cette interview en tête-à-tête.
Désolé de ne pas être passé par les canaux officiels, mes demandes seront envoyées à Glaze dans le futur.
Je comprends le besoin d’une équipe professionnelle comme la vôtre de garder un certain degré de confidentialité. Cependant, je ne pense pas que l’interview que je proposerais aurait un impact tactique pour vous. Comme mentionné précédemment, je ne suis pas spécialisé dans l’e-sport, mais j’aimerais permettre une ouverture à un plus grand public en passant par une interview plus personnelle.
Anwar s’arrête pendant quelques instants, réfléchissant à ses prochains mots. Il a toujours détesté l’idée de faire parvenir les questions au sujet avant une entrevue, mais clairement cette « Mochi » n’est pas du genre à faire de grands sauts dans l’inconnu. Le journaliste commence remuer un stylo dans la main droite, une habitude qui découle de son incapacité à rester immobile plus de quelques secondes. Le débat fait rage dans la tête d’Anwar, qui ne veut pas trop en révéler mais qui ne veut surtout pas perdre la chance de faire l’interview. Puis, il décide de dire la vérité.
Je vous mets en pièces jointes quelques entrevues que j’ai pu faire par le passé, afin de vous permettre de constater le « style » de celles-ci.
Cordialement,
Anwar Nasr
Reporter à la San Diego Union-Tribute
Au mail, il rajoute quelques interviews. Certaines sont sous forme de vidéos, mais la plupart d’entre elles sont des articles faisant le portrait de la personne interviewé. Les interviews d’Anwar sont assez variées, c’est évident qu’il ne se spécialise pas dans un domaine en particulier. Au contraire, les interviews sont souvent de personnes se trouvant dans des domaines assez niches. Pour les quelques interviews de personnalités plus
Alors qu’Anwar sélectionne les interviews à envoyer, l’alarme du détecteur de fumée commence à retentir dans l’appartement. « Merde… Merde, merde, merde ! » Le journaliste appuie sur entrée, envoyant le courriel à Sage, avant de se précipiter vers sa cuisine pour retirer l’omelette brûlée du feu.
La réponse est … rapide. Trop rapide.
Le mail arrive dans sa boîte avant la fin de la soirée - clairement, le mec n’était pas à son bureau. Les journalistes n’avaient-ils pas des horaires fixes, un 9-to-5 ? Sage a croisé le regard du coach, alors qu’ils étaient en train de manger - et qui semblait partager ses sentiments. La réponse était rapide. Suspecte. Pas de quoi couper son appétit cependant ; elle ne prend connaissance du contenu que plus tard.
Aurait-elle dû refuser directement ? Ne pas entretenir dans son esprit la possibilité d’une interview ? Faut dire que l’idée la révulse, et que seule sa culpabilité vis-à-vis de la conférence de presse la fait douter. Hésiter. Même le coach, pour une fois, ne l’avait pas poussé à accepter ce genre de proposition. Ne s’était pas prononcé contre, non plus.
Sage flanche à la lecture du mail, son échine se redresse à la vue de certains mots ; ouverture à un plus grand public - interview plus personnelle.
Sage déteste les journalistes. C’est un fait depuis longtemps établi. Elle parvient à tolérer ceux se contentant de la scène e-sport, leurs questions techniques étant plutôt simples à répondre. Ici, il n’y aurait pas de tel rempart entre le contenu et sa vie privée. En revanche, le journaliste lui avait envoyé pas mal de contenu annexes, de quoi assouvir, d’une certaine manière, sa curiosité face à ce qu’il lui voulait. Aussi s’isola-t-elle dans sa chambre, prête à dévorer l’intégralité des articles reçus.
Au bout de trois interviews lues, Sage s’autorisa une pause dans ses lectures ; et trouva sans mal les mentions du journaliste sur internet. Des liens vers les articles, et ses réseaux sociaux - publics. Un contenu soigné, pas forcément dégradant envers les personnes qu’il avait eu l’occasion de recevoir. D’interroger. Sage ne voyait pas comment son profil à elle - inintéressant au possible, un parcours des plus banals - pourrait bien trouver sa place au milieu de tout cela.
Puis elle passa aux vidéos, se retrouvant même, de manière surprenante, à prendre des notes pour les partager avec le coach. Notant les défauts et ses questions, tout comme ce qu’elle s’était surprise à apprécier.
Glaze et elle mirent leurs notes en commun le lendemain, après leur journée d’entraînement. Sage avait missionné Andy pour aller sortir Pebbs, le stress envahissant douloureusement son corps. Mais sa psy serait si fière d’elle ? Pour avoir essayé, au moins. Pour avoir tenté une percée en dehors de sa zone de confort. Pour y avoir cru (en elle). Avec son chaperon, ils rédigent une réponse dans ce sens-là. Maintenant la porte ouverte.
Nous tenons à vous remercier de votre retour rapide, de votre compréhension (vis-à-vis de notre secret professionnel notamment), et des documents que vous avez apportés à cet échange.
Après réflexion, nous en avons conclu qu’un entretien était envisageable, mais nous ne pouvons nous engager sur l’obligation de vous fournir assez de réponses pour la rédaction d’un article.
Si vous acceptez la probabilité que cet échange n’aboutisse pas à un article, merci de :
- nous faire parvenir les documents légaux sur les conditions de cet entretien,
- nous assurer que nous aurons un droit de regard et/ou de retrait à tout moment, et avant la publication de l’article,
- convenir d’un lieu et d’une date pour cet entretien,
- ne pas enregistrer ledit entretien. Néanmoins, il est possible que je le fasse, à titre personnel.
Cordialement,
M0ch1 - team Renegades
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Anwar fixe la carcasse d’omelette qui git dans la poêle. « Quelle idée merdique, aussi, une omelette. » Le brun profond de ses yeux pèse lourdement sur un autre échec retentissant dans ses tentatives d’avoir des habitudes plus saines. Encore une fois, ses idées les plus pessimistes se confirment. Il est incapable d’avoir les habitudes d’une personne normale car il n’est simplement pas une personne normale. C’est peut-être aussi simple que ça. Peut-être qu’il est fait pour carburer toute la journée sans manger, pour être absorbé par son travail sans laisser la possibilité que quoique ce soit d’autre s’immisce dans son esprit. Dès qu’il essaye de se concentrer sur autre chose, cette chose finit… eh bien, brûlée, détruite, carbonisée, comme la pauvre omelette qu’il finit par jeter au compost. « Quel enfer. »
Anwar ferme son ordinateur peu après l’incident. Sa journée de travail n’est pas réellement finie, elle ne l’est jamais vraiment, il garde toujours son téléphone avec lui et les notifications de son mail professionnel sont affichées en priorités. Mais il est tout de même l’heure de se lever de son bureau, de prendre un peu d’air frais. Après un changement de vêtement rapide, Anwar s’en remet à sa routine de la soirée. Il sort pour courir une petite heure, ses écouteurs alternant entre le premier album d’
Le journaliste claque la porte de chez lui avant de s’installer sur son canapé. Il soupire, jetant un coup d’œil à son téléphone. Pas de réponse de Mlle Richards, sans surprise, l’heure des mails professionnels est maintenant bien passée, pour le reste du monde. Le problème avec le fait de se lancer dans son travail comme moyen de ne pas avoir à gérer ses problèmes personnels, c’est qu’à la fin de la journée, ils finissent toujours par repointer le bout de leur nez. Anwar passe un appel rapide à ses contacts avec qui il communiquent pour se mettre sur le ring, pour voir s’il n’y aurait pas une opportunité pour lui de se battre ce soir, mais tout le monde l’envoie valser. Il soupire une fois de plus, attrape un livre et se dirige vers son lit, pour en finir avec sa journée.
Anwar se réveille le lendemain avec la ferme intention de ne pas laisser cette désastreuse fin de journée se reproduire. Son horaire est clair et précis pour la journée, comme toujours, et aujourd’hui la journée commence avec un peu d’entraînement. Tôt dans la matinée, Anwar se prépare et sort à la salle pour s’entraîner en préparation pour son prochain combat. Comme à son habitude, il y va en joggant, un podcast dans les oreilles, avec son petit calepin en main, notant ses idées pour la semaine. Une fois arrivée, le calepin disparait : la salle est bien le seul endroit où il ne pense pas au travail, au moins momentanément. Après une petite heure, Anwar s’accorde une pause (à contrecœur, mais on lui a conseillé de prendre plus de pauses) et attrape son téléphone pour voir s’il a manqué quoique ce soit d’important…
Une réponse de Mochi, à son grand bonheur. Anwar parcoure rapidement le mail, et il fronce du nez en passant sur quelques mots.
Anwar rentre chez lui, le trajet lui ayant permis de réfléchir à sa réponse. Il s’installe à son bureau rapidement, et se met à écrire.
Je suis très heureux que vous envisagiez une entrevue. Comme avec toute interview, je suis conscient que vous n’êtes pas obligée de répondre à mes questions, et je suis préparé à ce qu’aucun article n’en débouche.
Je n’ai aucune problème avec vos conditions, je ne peux cependant pas vous donner un droit de regard sur l’article. Je peux vous octroyer une copie de l’article avant sa publication, pour vous permettre de vous retirer, mais cette copie sera la version finale et je n’y apporterai pas de modification.
Si cela vous convient, nous pourrions nous entretenir lundi prochain à 14h, au Revolution Roasters, qui est mon lieu habituel pour rencontrer mes interviewés en public. Si vous préférez un lieu privé, et que le trajet ne vous dérange pas, nous avons des locaux prévus à cet effet à San Diego.
Cordialement,
Anwar Nasr
Reporter à la San Diego Union-Tribute
Les hauts, les bas. Sage a lu, relu, rerelu le mail pour s’assurer d’avoir bien tout compris. Ses doigts plongés, entortillés dans la fourrure de Pebbs, comme remède temporaire à son anxiété, aux réponses qui la déstabilisent.
The plus side ; elle n’aurait pas à répondre à toutes les questions. Il acceptait que cela ne déboucherait peut-être pas sur un article.
On the other (very bad very sad) side ; elle devrait s’asseoir sur un droit de regard. C’était quitte ou double, jusqu’à la fin. Pas moyen de rectifier le tir. Pas moyen de changer une phrase (un mot ?) si celle-ci ne lui plaisait pas.
Ils en ont parlé, avec le coach. Encore, et encore. Mais la vérité, ce qu’il ne cessait de répéter ; c’était qu’elle était la seule à pouvoir dire oui, ou non. A savoir si elle voulait se lancer, à être capable de souffrir une interview aussi précise, aussi personnelle.
En quelque sorte, une autre guerre, qu’elle pouvait décider de mener ou non.
Elle avait jusqu’à lundi, pour l’étudier, lui, Anwar, et préparer ses potentielles questions. Ses potentielles réponses. C’était sans doute très mauvais, de personnifier l’ennemi ainsi, de lui faire revêtir le nom Nasr, mais cela aidait étrangement Sage. Les combats, les guerres … avec Valorant, c’était leur quotidien. De plus, elle avait développé une passion pour Sun Tzu, et celui-ci avait en général réponse à tout. Pour la énième fois de cette année, elle avait lancé un audiobook du célèbre the Art of War, relevant ses passages préférés.
”Engage people with what they expect; it is what they are able to discern and confirm their projections. It settles them into predictable patterns of response, occupying their minds while you wait for the extraordinary moment — that which they cannot anticipate.”
Il y avait d’autres passages qui se révélaient également très pertinents ; notamment ”the wise warrior avoids the battle”. Goût de fer en bouche, tambours de guerre dans les oreilles.
Nous acceptons cet entretien. Je vous retrouverai au Revolution Roasters lundi à 14H.
Cordialement,
M0ch1 - team Renegades
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Plus que quelques jours pour s’y préparer. Entre les entraînements, entre les repas, entre le marteau et l’enclume. Elle a bien du mal à imaginer comment ce sera, ou si l’anxiété la bouffera avant qu’elle ne puisse mettre les pieds dans ce café. Au moins - le problème serait réglé.
Pourtant le jour vient ; inexorablement. La marche du temps et son rythme implacable. C’est le coach qui la conduit jusqu’au lieu de rendez-vous, restera dans la voiture le temps qu’il faudra. Il n’a pas eu besoin de le dire - c’est pour éviter la fuite dangereuse, comme lors de la conférence de presse. Pour éviter qu’elle ne s’élance sur le trafic de manière déraisonnée, que la panique ne l’envahisse à nouveau. La voiture devenait ainsi son refuge - et si l’expérience se terminait mal, au moins étaient-ils préparés.
Venus bien en avance, ils avaient eu le temps de repérer les lieux. Étrangement, Sage n’était jamais venue ici. Le coach en profita pour prendre un café à emporter, et ils étaient retournés dans la voiture. Comme une planque un peu nulle, à compter les minutes qui défilaient sur le tableau de bord. Se décide à y aller avant de reconnaître son visage dans la foule ; préfère s’installer en premier. Sage choisit une place avec le mur dans son dos - préfère encore observer le va-et-vient des étrangers que de se demander qui se faufile dans son dos. Et puis, c’est plus simple avec son chien, ça évite de bloquer le passage. D’un autre côté, elle se retrouverait rapidement acculée, s’il la mettait dans une position inconfortable avec ses questions.
Tant pis.
Y’a sa tête qui passe la porte.
Trop tard.
Regard planté sur l’inconnu, ne sachant trop s’il allait faire un détour vers le comptoir ou non, avant de venir vers elle.
Quand c’est finalement le cas, Sage tente de décrisper les muscles de son visage, tendue par l’appréhension de cet entretien.
Anwar se contente de hocher la tête silencieusement, alors qu’il observe la réponse de Mlle Richards. Pas de réelle satisfaction, ou tout du moins, aucune satisfaction visible. Pas de réel sourire, pas de petite célébration… Anwar fronce des sourcils quand il remarque son manque d’enthousiasme. Normalement, il devrait au moins esquisser un sourire, ressentir de la trépidation, de l’excitation à l’idée de pouvoir se replonger dans une psyché humaine. Mais non, au lieu de toutes ces magnifiques émotions, Anwar a le regard fixé sur son écran d’ordinateur, dans le peu de lumière offert par celui-ci et par les stores couvrant les fenêtres de son appartement. En somme, une scène assez triste pour le brun, mais surtout, une scène inhabituelle. Il a toujours pu se réfugier dans son travail : il l’a fait pendant ses études, et il l’a fait
Cette pensée s’installe avec une certaine peur chez Anwar. Le journalisme est son ancrage, son moyen de ne pas céder au vide qui le menace, à toutes les raisons qu’il a d’abandonner… Est-ce que ce manque d’excitation est un signe qu’il va perdre ce point de repère ? Plus qu’une peur, qu’une crainte, c’est un état de panique qui s’installe chez Anwar, dont la respiration commence à augmenter en vitesse. Il se lève en trombe de son petit bureau et fait son chemin vers la salle de bain, un chemin qui semble durer une éternité alors qu’il trébuche sur chaque petit objet qui jonche le sol de son appartement. En quelques minutes, il est passé d’une simple lecture de mail à une angoisse paralysante, à cause d’un simple manque d’excitation. Anwar s’éclabousse le visage d’eau froide, tentant de reprendre un certain contrôle, sans succès. Il incline sa tête vers le haut et croise son regard dans le miroir. Ses yeux bruns sont indéchiffrables et impassibles. Malgré les émotions qui se chahutent en lui, il reste inscrutable. Apercevoir l’ataraxie de son visage permet à Anwar de se calmer. Il se redresse avec précipitation, se rendant compte de sa position recroquevillée au-dessus du lavabo.
Tentant de son mieux pour oublier cet épisode, Anwar passe les prochains jours à suivre son rituel habituel lorsqu’une interview approche. La préparation est ce que plusieurs qualifieraient de minimale. Il ne passe pas des heures à chercher des informations sur Sage (il a, de toute façon, l’impression que ça mènerait à grand-chose), il ne se torture pas pour trouver les meilleures questions. Il a quelques intuitions, quelques directions qu’il veut essayer de suivre, qu’il note dans son calepin, quelques brèves idées de questions qu’il griffonne à moitié, mais la majorité de se rituel ne consiste pas en ce genre de préparation. Au contraire, Anwar tente de se distraire le plus possible de cette interview. Il passe le reste de son week-end à la salle, il travaille sur d’autres sujets, des sujets qui s’éloignent le plus possible de Sage… Une méthode peu orthodoxe, mais qui marche pour le brun : il veut la rencontrer avec le moins d’a priori possible. Il se connait bien, s’il s’y prépare, il jouera l’interview entière dans sa tête avant même qu’elle commence et ce n’est pas le meilleur moyen d’obtenir un résultat
Finalement, le jour fatidique arrive. Plus de distraction possible, il faut maintenant qu’Anwar plonge tête la première dans cette interview. Il n’y a jamais réellement de stress dans ces situations, Anwar fait ça depuis presque 10 ans, il n’est plus surpris, il n’est plus pris au dépourvu, mais il n’en reste qu’il y a toujours un sentiment d’incertitude qui habite Anwar et qui rend chaque rencontre intéressante. Il se rend au Revolution Roasters ni trop tôt, ni trop tard – son impatience rend très difficile le fait d’attendre ses sujets, il préfère ne pas arriver trop tôt. Alors qu’il franchit la porte, il balaye le café du regard, et sourit à Sage quand il la repère. Agréablement surpris par son choix de table – sa table préférée, – Anwar la salue d’un geste de la main avant de se diriger vers le comptoir pour commander sa boisson habituelle : un
Il hausse les sourcils à son introduction, avec un léger sourire. Il en apprend déjà beaucoup sur elle, avec quelques mots. « How fun, I never get asked to take a seat, » il répond avec un ton joueur en s’asseyant. Il dépose son thé vert sur la table, décidant de ne pas sortir son calepin tout de suite. Clairement, cet enthousiasme est une façade. Rien de leur échange, ou du peu qu’il a vu d’elle lors de la conférence de presse suggère à Anwar que cette femme est aussi… énergiquement amicale, surtout avant une interview. Il hoche de la tête à sa question. « Doing great, how about you ? Thanks again for agreeing to meet me. I’m very happy to be able to meet you in person. » En un flash, ses yeux se faufilent et observent la table. Pas de boisson sur la table : elle a beau se donner une apparence décontractée, elle ne l’est pas, sans surprise. Il croise les yeux du chien à ses côtés et lui adresse un sourire : support émotionnel, ou simple animal de compagnie ? Anwar tend vers la première possibilité. « I know that this is a pretty public place to have the kind of interview we’re about to have, so if at any point you feel uncomfortable, feel free to tell me to shut up, or to put a stop to this. Also, if you just want to leave, there’s a nice park near here, it’s pretty calm, has nice benches… Just to say, you’re not trapped here. » Il y a une raison pour laquelle ce café est son lieu de prédilection. Les mots défilent habilement de la bouche d’Anwar. Ce n’est pas la première fois qu’il prononce ces phrases, pourtant le ton de sa voix est parfaitement naturel et spontané. « Very cute dog, by the way. I don’t know how I’ll be able to stay focused. What’s their name ? »
Il ne lui faut pas longtemps ; à Sage, pour voir le sujet de ses appréhensions apparaître dans son champ de vision. Sous la table, son genou tremble, évacue sa nervosité de manière presque invisible. Presque. Exulte tellement la peur par toutes les pores, que même son chien s’en rend compte, commençant à lécher l’une de ses mains. C’est suffisant pour rediriger son attention, même un bref moment.
Et puis, le journaliste l’a vu, mais se dirige tout de même vers le comptoir. Alors elle peut, elle doit en profiter pour se ressaisir. Répète doucement les exercices de respiration qu’elle connaît, tout en observant le journaliste. Ne se souvient pas l’avoir vu dans la horde le jour de la conférence de presse, mais elle était trop préoccupée par son envie de fuir pour avoir retenu les visages de ses démons. Pourtant, c’est souvent ce qu’elle fait ; habitude rituel, instinct de survie bancal. Une mémoire des visages qu’elle entraîne et entretient, juste au cas où. Celui d’Anwar, elle ne le connaît que grâce à ses recherches sur instagram. Le voir vaquer à ses occupations, commander un café, lui permet de le démystifier.
Au point où elle se retrouve à lancer la conversation,
les hostilités,
et se retrouve déstabilisée presque aussitôt. Ne s’attendait pas à une telle réaction ; au journaliste amusé de voir leurs rôles s’inverser. Brève esquisse d’un sourire, qui ne parvient pas franchement à détendre ses traits ; Sage préfère enchaîner en lui demandant comment il va. Préfère taire ô combien elle était enchantée de le rencontrer - ce n’était pas très beau de mentir aussi vite.
Coule un œil sur la boisson qu’il a choisi ; constate que ce n’est pas un dérivé de café qui s’y trouve. Pour quelqu’un ayant choisi, justement, un café comme lieu de rencontre … son choix était surprenant. Face à Sage ; le néant.
Lui a visiblement bien reçu le message ; lui propose de déplacer l’interview à l’extérieur si elle le souhaitait, lui promet de se taire si elle le lui demande. Sage appréciait ses paroles, ou du moins, l’effort qu’il mettait à la rassurer - même s’il disait probablement la même chose aux autres personnes qu’il interviewait. Ni la première, ni la dernière. Sans doute pas la plus mémorable - espère ne pas être la pire. Sage acquiesce, signifiant avoir bien compris ce qu’il proposait.
Appréhende déjà la suite. La première question. Ne peut s’empêcher de sourire quand celle-ci arrive ; oh, il était fort.
Elle pouvait le faire. Babiller sur le sujet de son chien ; oh, ça, elle pouvait faire. Les yeux fermés, le palpitant au repos. Oui - sans doute le meilleur sujet pour dédramatiser ce moment. Boule de poils qui a déjà dû renifler Anwar sous toutes ses coutures - même si elle ne l’a pas vu faire, sous la table. Réalise qu’elle n’a jamais signalé sa présence au journaliste ; aussi ses yeux s’arrondissent-ils et ses excuses percent.
Malgré tout, malgré sa profession, Sage ne voulait pas cultiver une peur - si peur il y avait. Le prévenir de la présence du chien ne lui avait jamais traversé l’esprit - tout comme le laisser dans la voiture avec le coach. Au contraire, sur le moment, l’avoir à ses côtés lui avait paru une bonne idée ; il restait une présence familière, connue, prévisible. Rassurante.
Quand il semble évident que ce n’était pas un problème, Sage reprend le fil de leur conversation.
Anwar est heureux du placement choisi par Sage. Non seulement c’est sa table habituelle, mais il se trouve également du côté qu’il préfère. Même si tous les militaires du monde lui diront qu’il ne faut pas être dos à la porte, il est incapable de s’asseoir face à celle-ci. Trop de distractions, trop de gens qui vont et viennent en fond… Quand il fait une entrevue, il veut que la personne qui se trouve en face de lui soit la seule personne qui existe sur Terre, pendant les quelques dizaines de minutes où il lui parle. C’est difficile à faire quand il y a l’activité de tout le
La tactique utilisée par le journaliste semble être efficace. Anwar s’imagine, depuis sa première réponse, qu’il doit être une sorte d’ennemi pour la jeune femme. Si la conférence de presse n’a pas été assez convaincante à ce sujet, la sécheresse de ses mails l’a été. Une sécheresse non-méritée, selon Anwar, mais une sécheresse compréhensive. C’est la différence principale entre les personnalités qu’il interview. Les personnalités publiques le prennent pour une hyène affamée, les messieurs et mesdames tout-le-monde sont simplement excitées de pouvoir parler à un journaliste. Sage semble se trouver à l’extrême, où tout journaliste est une menace à son existence même. Et, comme Anwar l’a prévu, être tout simplement aimable la prend au dépourvu. On imagine rarement son pire ennemi avec un
Elle admet sa nervosité, une surprise pour Anwar. Elle qui semble avoir fait tant d’effort pour cacher celle-ci, voilà qu’elle l’avoue après sa première question. Peut-être qu’Anwar est plus déstabilisant qu’il le pense, ou peut-être que l’angoisse de Sage est trop grande pour être cachée. Cette fois-ci, le journaliste tend plus vers la deuxième option. Une petite pause avant la deuxième partie de sa phrase, presque imperceptible, qu’Anwar interprète comme un moment de réflexion. Les mots ne sortent pas encore naturellement d’elle, elle accorde encore trop d’attention à ses phrases, à leur contenu, à leur ordre, à l’aura qu’elle veut dégager à chaque moment… Ce n’est pas la première fois qu’il est confronté à ce problème, mais d’habitude, c’est simplement la formation aux médias des personnalités publiques. Ici, ça semble plutôt être l’envie de la joueuse professionnelle de calculer minutieusement chacun de ses coups d’échecs. « You don’t have to be overly polite, Ms. Richards, I can tell this isn’t the favorite place you could be right now. Which is why I really appreciate you agreeing to this. » Il tente le coup de l’honnêteté également, histoire de la faire relaxer. Sa reluctance à cette entrevue est une des raisons pour lesquelles Anwar veut la faire, ce serait dommage qu’elle fasse semblant de vouloir être ici.
Il continue avec son petit discours habituel, essayant de la rassurer sur le déroulement de l’entrevue. C’est un discours qu’il donne à tout le monde, mais qui n’en demeure pas moins sincère ou important, surtout dans son cas. Il enregistre son hochement de tête. Peut-être qu’elle ne croit pas à sa sincérité, mais au moins, l’option est maintenant à portée de main, à n’importe quel moment. Une fois sa petite routine effectuée, l’attention d’Anwar se dirige vers le chien de Sage, et lance une petite remarque sur celui-ci. La remarque semble avoir un plus grand effet que prévu, et elle se lance immédiatement dans un petit discours apologétique. Anwar réagit immédiatement en secouant la tête avec un petit rire. « No, no, come on, not at all. Don’t worry, I think about these things, if I didn’t want pets near me, I would have proposed a pet-free coffee shop. The little guy can obviously stay. » Une fois la présence du chien assurée, Sage semble immédiatement beaucoup plus détendue, et bavarde. Cette fois-ci, il reconnait un flux de parole on ne peut plus naturel. C’est sans surprise : pour faire parler les gens, il faut leur parler de ce qu’ils aiment. Anwar rigole à gorge un peu plus déployée lorsqu’elle fait une petite blague sur le peu d’originalité des noms d’animaux domestiques. « The Pebble is very original, I wouldn’t have thought of including a grammatical article in a pet name. I’ve never had any pets myself, unfortunately, but I can guarantee I wouldn’t have named a white cat Snowball. »
Alors que la discussion semble mieux se passer, Anwar fronce légèrement les sourcils et incline sa tête par confusion, toujours avec un léger sourire amusé. Prouver qu’il n’enregistre rien ? On entre désormais dans le territoire de la paranoïa. Anwar étouffe un petit rire, décidant de ne pas se moquer d’une demande qu’elle doit considérer tout à fait raisonnable. Il secoue la tête légèrement. « Ms. Richards, we have written record of me agreeing to not record this. Going against that agreement would be a big enough breach of professional ethics and our code of conduct for me to lose my job. And as much as I would like to strip down in this coffee shop to prove I’m not wearing a wire, I usually wait for someone to take me on a date before agreeing to that. » Il tente, le plus gentiment possible, d’expliquer qu’elle va un peu trop loin, même s’il sait bien que ses mots doivent probablement puer le venin pour son interlocutrice. Il soupire et secoue une fois de plus la tête, sans abandonner son sourire. Après un silence, et quelques secondes de réflexion, Anwar prend une décision.
Il ferme son calepin et le glisse vers elle d’un côté à l’autre de la table. « I’ll tell you what, why don’t we just talk for a bit ? No interview questions, no note taking, all off the record, just for a few minutes. You clearly don’t trust me, that’s fine, but I think it might benefit us to maybe relax and take a beat before starting this whole thing. What do you think ? » Avec l’offrande de paix au bout de ses doigts, Anwar tente de son mieux d’avoir l’air honnête, communicatif et rassurant. L’idée de faire une interview avec quelqu’un qui ne lui fait pas confiance à ce point l’amuse, mais n’est certainement pas viable.
Si son cœur était doté de la capacité à se barrer de son corps, sans doute que Sage lui aurait dit au revoir il y a bien longtemps. Celui-ci faisait de son mieux, elle le sentait rebondir dans tous les sens, affolé, à l’intérieur de sa cage thoracique, avec l’espoir d’y creuser un chemin et d’en sortir.
Un prisonnier.
Une comparaison qui fait flancher ses certitudes, aussi repose-t-elle son attention sur le journaliste ; mieux, son chien. Voilà. Elle s’épanche en excuses, a tout fait de travers, elle est humaine, avec ses failles. Anwar n’avait pas demandé tout ça, pourtant c’était tout ce qu’elle pouvait lui donner. Tout le reste … jouait à Prison Break dans sa poitrine.
Mais le chien ne dérangeait pas, et elle pouvait s’autoriser à rester sur ce sujet un peu plus longtemps. Evoque son nom, et par extension le questionne presque sur les animaux qu’il est susceptible d’avoir. Elle ne croit pas en avoir vu lors de son passage sur son instagram, mais peut-être que ce n’est pas son genre de les afficher. Pendant quelques secondes, elle se retrouve face à un visage amical, une rencontre aux allures de normalité. Pendant quelques secondes, son rythme cardiaque semble même se stabiliser.
Sauf que ce serait trop simple, si simple, de faire une interview uniquement centrée sur son chien. Ce n’est malheureusement pas pour lui qu’il sont là, aujourd’hui. Mais pour elle, et si elle a accepté de venir, elle en avait posé certaines conditions. Peur bleue d’être enregistrée à son insu, de dire une parole de travers, que ça lui retombe dessus dans un mois, ou dans dix ans. Elle demande à ce qu’il tienne sa part du marché ; se retrouve face à un mur. Un imprévu. La douloureuse panique en profite pour enserrer sa gorge à nouveau.
Elle prend et soupèse ses paroles - même si son esprit a déjà fermé la porte à toute négociation. Son code moral, c’était peu suffisant, un mail, c’était si facilement effacé, quant à se faire taper sur les doigts par sa hiérarchie parce qu’un journaliste a menti pour avoir un scoop, ça l’étonnerait franchement plus qu’autre chose. Quant à ce qu’il se désape au beau milieu du café … dommage.
Réfléchissait à comment lui dire le fond de sa pensée quand il lui fit glisser son calepin, et esquisse un sourire après qu’il ait tenté de la convaincre de se détendre. Baby boy, son anxiété la rongeait depuis qu’elle est en capacité de réfléchir … et ce n’était pas en discutant avec un journaliste qu’elle allait trouver la solution à ses maux. C’était tout de même sympa de sa part d’avoir essayé.
Sage pose une main sur le calepin, avant de le tenir devant elle. Hésitant à l’ouvrir, ne sait pas si elle préférait voir les potentielles questions qu’il contenait, ou pire, s’il était vide.
Sage lui rend le calepin.
La blonde goûte un instant le silence, entre eux, en comprenant que c’était à elle de donner un peu de matière à leur échange. A elle de jouer le jeu, aussi, de cette interview qui avait mal commencé. Son regard se perd sur un point au fond de la salle, juste derrière Anwar, car c’est tellement plus simple ainsi. D’imaginer qu’elle n’a pas d’auditoire.