L’odeur de l’herbe coupée – Jesus & Jude
Pénétrer dans la zone résidentielle de ce quartier huppé pince toujours le cœur de Jude ; souvenirs doux-amers d’une insouciance adolescente à laquelle il ne goûte plus depuis longtemps. Parfois, des échos lui semblent hanter le pavillon propret de ses parents – remembrances de rires, de disputes, de chamailleries qui n’ont plus résonné depuis longtemps dans les pièces de cette maison abandonnée par toute forme de sincérité. Le départ de Nell a tout foutu par terre. Bien sûr, il y avait déjà des lézardes partout ; les murs étaient craquelés de non-dits accumulés durant des années, mais cette rupture a marqué l’histoire de leur famille plus que tout autre. Et remettre les pieds dans cette baraque le lui rappelle à chaque fois, malgré les années écoulées et les rides accumulées. Ce n’est donc pas vraiment de bon cœur que l’aîné Pascoe s’est coulé dans l’habitacle de sa voiture pour s’y rendre. Une bête histoire de clés oubliées dont il se serait bien passé.
Les pneus crissent sur les graviers de l’allée tranquille tandis que la voiture remonte lentement le bitume ; il y a souvent des enfants, par ici, surtout par un mercredi après-midi comme celui-ci. Les températures sont nettement remontées depuis que mars s'éloigne à l’horizon – il fait presque chaud, alors que le printemps vient tout juste de pointer le bout de son nez. Un grand soleil tend ses doigts brûlants vers les pelouses, qui pâtissent du manque d’entretien saisonnier et du climat inhabituellement réchauffé. Aussi, Jude n’est pas surpris de distinguer une silhouette pousser sa tondeuse dans un ronronnement familier. Aussitôt, l’odeur de l’herbe coupée le met de bonne humeur ; fragrance associée à des réminiscences synesthésiques agréables – lecture au soleil dans le jardin, moments privilégiés passés en compagnie de son père parmi les légumes du potager… À mesure qu’il s’approche, il distingue mieux la silhouette ; qui devient un type torse nu. Seriously? Come on, dude, it’s not that hot! Avant qu’il ne puisse s’en empêcher, ses yeux glissent sur la peau dénudée du mec – bien bâti et franchement pas désagréable à regarder. Les joues assaillies d’embarras, il détourne le regard comme s’il s’était brûlé et pince les lèvres avec agacement tandis qu’il se gare sur le trottoir. Depuis qu’il s’est inscrit sur Grindr – après des décennies de déni désespéré –, il a l’impression d’être complètement obsédé par la perspective d’un rapprochement physique. Paradoxalement, il ne fait que le fuir. Et pourtant, le voilà, idiot pathétique, à se retrouver troublé par le premier mec musclé à lui passer sous le nez !
Probablement trop préoccupé par son autoflagellation flirtant dangereusement avec l’auto-apitoiement, Jude n’a pas vraiment pris conscience que le gars, là, se trouve en réalité sur la pelouse de ses parents. Ce n’est qu’en s’extirpant de la voiture qu’il comprend enfin que quelque chose cloche. Il ne connaît pas cet homme, qui visiblement prend ses aises en tondant l’herbe comme s’il s’agissait de son propre jardin ! What the hell… L’éditeur, encore vêtu de son costume de travail duquel il sort tout juste, remonte ses manches nerveusement – comme si ce simple geste allait lui secouer le cocotier suffisamment fort pour remettre ses neurones en marche. Aucun de ses parents n’a mentionné un jardinier, un ami, un voisin ou même une connaissance qu’il serait susceptible de croiser. Alors, qu’est-ce que ce mec fout là ? Un instant, l’envie de rejoindre le type à grands pas pour lui demander ce qu’il fiche avec autorité lui traverse l’esprit, puis il avise à nouveau l’homme – non seulement large d’épaules, mais plus grand d’une bonne tête et l’air pas vraiment très commode. Autant dire qu’il ne va pas jouer les coqs avec lui. Prenant (enfin) une décision, Jude s’avance vers l’inconnu et l’interpelle en levant à demi une main – esquisse d’un geste accusateur ravalé en dernière vitesse. “Jesus! That’s my parents’ property! What are you doing here? And who are you?” Le ton déraille dans les aigus scandalisés malgré lui, mais c’est trop tard pour le retirer. Et maintenant qu’ils se trouvent face à face, tondeuse arrêtée et air perplexe semble-t-il partagé, l’éditeur remarque le vieux jean élimé et les godasses usées – trouées, même – sur lesquels son regard écarquillé est tombé en évitant soigneusement de le dévisager (ou plutôt de le détorser). Un SDF ? Un type perdu, désorienté ? Quelqu’un qui se croit chez lui et habite derrière les murs de la maison, comme dans ce thriller atroce qu’il a jeté sur la pile des manuscrits avec un frisson d’horreur ? You read too much, Jude. Et il panique un peu trop vite pour pas grand-chose, aussi.
Jesus aimait bien tondre les pelouses, mais aurait cependant préféré entretenir les piscines. Bientôt, peut-être. Il savait que ce qu’il faisait, à cet instant, était complètement ridicule : le gazon serait brûlé d’ici quelques semaines à peine, par le soleil californien et les restrictions d’eau qui allaient bientôt pleuvoir. Mais le ridicule ne tuait pas, et surtout, il serait payé pour ça.
Tourne et retourne dans le jardin. Tourne et retourne ses pensées. Il y a un côté presque hypnotisant à pousser la tondeuse ; qui permet à ses pensées de vagabonder. Alors elles retournent à leur endroit préféré ; loin d’ici. Se brûlent sous le soleil mexicain, fiché dans sa peau à plus d’un endroit. Il n’y a jamais eu de jardin chez lui. Chez eux. Pas de place, la maison déjà accolée contre ses voisines. Pas le temps de l’entretenir, non plus. Qui l’aurait fait ? L’endroit aurait été pire qu’un terrain vague. Recouvert sous des herbes folles, terrain de chasse pour les félins de leur quartier. Non. Il n’avait jamais eu le luxe d’avoir un jardin - pourtant, il trouvait qu’il ne se débrouillait pas si mal avec la tondeuse.
Entre l’effort physique et les sensations tirées de ses souvenirs, Jesus s’allégea d’une partie du poids de ses vêtements, abandonnés à la bordure de son ouvrage. Avant de réajuster le casque anti-bruit sur ses oreilles, et de retourner à un autre temps, un autre endroit.
Est-ce que Santiago aurait préféré une maison avec jardin, maintenant que celle-ci était sienne ? Est-ce qu’il avait fait des changements à celle-ci, redécoré sa chambre ou … celle de leur mère ? Est-ce qu’il avait bien voulu, ou est-ce que sa petite amie l’aurait forcé ? Jesus espérait secrètement qu’ils aient tout changé. Triste d’imaginer son essence, ses souvenirs remplacés par de la peinture blanche mais … son frère avait toujours su s’adapter plus vite que lui. Se tirant en premier des situations de merde dans lesquelles ils se fourraient … le laissant bien souvent à la merci des problèmes et de leurs répercussions.
Problème qui venait visiblement de se garer dans l’allée de la villa. Il garde un œil dessus car ce n’est pas cette voiture qui est partie, quelques dizaines de minutes plus tôt. La tondeuse progresse, avalant l’herbe de son rythme régulier, tandis que Jesus se prépare mentalement à un affrontement désagréable. Il ne le sent pas, ce visiteur. Voisin dérangé par le bruit ? Flic averti de sa présence ?
Jesus s’arrête finalement quand le type lève un bras pour l’interpeller, enlève une moitié du casque pour pouvoir l’entendre. L’entendre - oui ; le comprendre - pas vraiment. S’étonne d’entendre son prénom dans la bouche de l’inconnu, des questions à moitié bouffées par l’accent, d’une traduction qu’à moitié réussie. Se doute bien que l’autre comprend pas ce qu’il fout là, ne sait pas s’il doit lui répondre. Se doute bien que l’autre invoquait son homonyme - c’est jamais la bonne prononciation de son prénom qui résonne - mais se demande s’il comprendra quelque chose s’il se présente.
Il n’avait pas flashé de badge, ce qui était déjà plutôt bon signe. Avec un peu de chance, il n’aurait pas à détaler comme un lapin.
Enfin, le type était clairement pas là pour lui - si ? Jesus fait un geste vague en direction de la grande maison.
S’en fichait pas mal, tant que l’autre ne l’emmerdait pas trop longtemps. Il aimerait bien avoir fini quand ils reviendraient.
Si Jude regrette instantanément son ton trop haut-perché et peine à ravaler le chaos galopant de ses pensées désorganisées, il ne peut s’empêcher de dévisager l’inconnu avec une curiosité mal ravalée. Le type n’a pas l’air spécialement inquiété par sa réaction ou sa présence, ce qui est, quelque part, plutôt rassurant ; c’est qu’il n’a rien à se reprocher, n’est-ce pas ? Retirant le casque qu’il portait sur les oreilles pour les protéger du bruit ronronnant de la tondeuse, il le salue en espagnol ; accent qui renseigne immédiatement l’éditeur sur ses origines potentielles – hispaniques, et visiblement pas très à l’aise en anglais s’il en croit l’éclair de panique qu’il saisit brièvement dans le regard sombre qui paraît réfléchir à toute allure pour lui sortir une phrase approximative. Jesus, yes? What is he trying to tell me? Is he a believer? Is it a joke? En tout cas, il comprend l’essentiel : il travaille ! Pour ses parents, selon toute vraisemblance. D’un geste vague, l’employé inattendu désigne la maison en indiquant qu’ils ne sont pas là, avant de lui demander s’il a besoin de quelque chose.
Avant d’avoir pu s’en empêcher, le quadragénaire pousse un soupir et passe une main désabusée sur son visage las. Depuis quand ses parents ont-ils besoin d’engager qui que ce soit pour s’occuper du jardin ? Est-ce que ce type a au moins une existence légale ? Ses habits miteux lui en font sérieusement douter. He looks so puzzled. Un surgissement de compassion et un brin de colère le poussent à poser la question qui lui brûle les lèvres, sourcils froncés d’un air sceptique. “Did you signed a contract?” C’est un peu brutal, mais il ne sait pas comment formuler autrement son interrogation ; et il n’a pas très envie de lui demander ses papiers comme un flic autoritaire. “Oh, uh, sorry…” ajoute-t-il précipitamment avec un petit rire embarrassé “By the way, I’m Jude. Their son. I’m just here for my keys, I forgot them last time.” À son tour, il désigne le pavillon chic pour schématiser son propos, avant de se retourner vers lui. “What’s your name?”
Finalement, il reporte à nouveau ses yeux clairs sur la face ensuquée de son interlocuteur et un éclair d’empathie le pousse enfin à brandir son smartphone, puis à lancer l’application de traduction qu’il utilise avec ses auteurs étrangers. “Maybe it’s gonna be easier this way. I can see you’re hot, d’you want a drink inside?” Sans doute Jude a-t-il été optimiste quant aux capacités du traducteur à ne pas perpétuer la longue lignée de quiproquos qui jalonnent déjà cette discussion lunaire depuis le premier mot, car il n’est pas certain que la traduction espagnole soit dénuée de sous-entendu.
Efforts décuplés pour arriver à communiquer. L’esprit las, le corps las, son anglais pas là. Bribes d’espagnol qui se fait la malle d’entre ses lippes, faut qu’il se concentre ; et vite. Juste au cas où. Si au premier abord, l’homme n’a pas l’air d’un flic ; les apparences étaient souvent trompeuses. Surtout, ceux-ci rappliquaient facilement, un peu trop rapidement, dans les quartiers tels que celui-ci. Le délit de faciès est facile, si ce n’est lui, ce sera peut-être de la part d’un voisin. Sur les terres ancestrales du Mexique ; qui est à sa place ?
Les questions qu’il parvient cependant à comprendre portent sur les raisons de sa présence … et le tableau parlait de lui-même ; la tondeuse à ses côtés. Contre quelques billets verts en fin de journée. Pourtant, malgré son anglais bancal, son cœur loupe un battement en comprenant le sens de la question qui suit. Est-ce qu’il avait un contrat ? Bien sûr que non. Qui demandait un contrat pour tondre la pelouse d’une bonne âme ? Personne. Et les propriétaires des lieux - il s’en doutait - n’en avaient rien à faire non plus. Pas de contrat, pas de traces écrites, pas de taxes, pas de salaire minimal. Pour Jesus, cela signifie aussi qu’ils n’en avaient rien à faire de son expérience ou de sa situation.
Est-ce qu’il pouvait prétendre ne pas avoir entendu ? Ne pas avoir compris ? Pourtant il reste là, Jesus, même si ses mâchoires se serrent et son regard s’assombrit, jaugeant le type et son costard terne. Attend de voir la suite, s’il devait se tirer ou non. Ses affaires sont d’un côté, sa moto un peu plus loin. La bagnole du nouveau venu empêchait malheureusement toute sortie rapide.
Le type finit par aboyer toutes sortes de trucs qu’il ne comprend pas totalement ; malgré son bon vouloir, malgré les heures passées devant la télé pour apprendre l’anglais. La fatigue de la journée commence à avoir raison de lui et de ses capacités. Il manœuvre quelques gestes vers la maison - qu’il fasse ; qu’il le laisse tranquille. Ses neurones démissionnent quand il lui semble comprendre que l’autre lui demandait encore qui il était. N’avait-il pas déjà répondu à cette question ?
Finit par avancer sur la pelouse, rattrape en quelques enjambées l’autre homme. En temps normal, il aurait décliné l’offre et poursuivit son travail … mais quelque chose le pousse à s’avancer. Un manque de confiance ; l’envie de comprendre s’il était dans la merde, ou ce que ce type faisait là.
Jesus se tourne face au soleil quand l’homme disparaît à l’intérieur, comme un lézard en manque. Contemple la pelouse à moitié ordonnée, se pince les lèvres en réfléchissant à comment finir son travail de la manière la plus efficace possible.
Impossible de rater la confusion qui se peint sur les traits de l’inconnu à mesure que Jude bavasse sans vraiment pouvoir s’arrêter – sa façon à lui de gérer les imprévus et sa nervosité. Probablement que ça se voit, d’ailleurs, sur sa silhouette longiligne ; minceur sèche, muscles nerveux, traits aigus comme grignotés par l’anxiété. L’éditeur fait partie de ces personnes dont la personnalité déteint sur le corps : on le devine aisément réservé, stressé, pincé – d’aucuns diraient coincé. N’importe quel observateur attentif peut traduire tous ces angles pointus en faible tentative de se protéger ; de quoi, difficile à dire. Au moins ce bouclier naturel semble-t-il s’adoucir à mesure qu’il converse – ou plutôt monologue –, avisant que sa question sur le contrat tend son interlocuteur ; s’il ne semble pas tout comprendre de ce qu’il raconte, le mot contract a allumé une lueur méfiante dans ses yeux sombres. Il ne répond pas, et Jude n’insiste pas, poursuivant plutôt sur sa lancée avec des bulles de culpabilité éclatant contre les parois de son estomac. It’s exactly what I thought. They hired an immigrant; these fucking hypocrites. Ses parents qui votent à droite, et lâchent parfois des horreurs très à droite, ses parents qui frôlent le racisme, ses parents qui fustigent les immigrés… Une vague de colère l’éclabousse, mais l’expression scandalisée qui émergeait sur son visage se dilue dans cette mer de remords et de culpabilité où il baigne depuis des années. Est-il vraiment bien placé pour les traiter d’hypocrites, lui qui a gardé contact avec eux alors qu’ils excluaient Nell de leur vie ? You’ve got the family you deserved, after all.
Un soupir franchit ses lèvres, tandis qu’il repousse ses cheveux gris de doigts agités. L’urgence d’adoucir cette honte qui lui crève le bide surgit, le poussant à se montrer serviable ; à tenter de l’aider – prolongement inconscient de faux-semblants dans lesquels il s’englue plutôt que de se débarrasser de ses démons une bonne fois pour toutes. Lorsqu’il lui demande son nom, l’agacement hausse le ton de l’homme qui lui fait face et le quadragénaire se raidit sans comprendre la raison de son exaspération, avant qu’enfin l’illumination ne parvienne à son cerveau encombré de pensées toxiques. “Oh my God, Jesus is your name! I’m so sorry, I thought it was an interjection! I forgot it was pretty common for Spanish-speaking countries to name their children like this. I never—” You speak too much, Jude, slow down. He’s lost. S’interrompant spontanément, les pommettes effleurées d’un rose déposé du bout d’un pinceau gêné, il se mord les lèvres pour ravaler sa stupidité. Décidé à corriger le tir, il brandit son smartphone pour permettre à Jesus de comprendre (enfin) ce qu’il raconte – et au passage lui proposer de boire un coup, car le pauvre homme a l’air de suer à grosses gouttes sous ce soleil déjà rude pour un mois d’avril. Jude se sent étrangement soulagé lorsque le jardinier improvisé, qui s’apprêtait à remettre son casque, suspend son geste et décide finalement d’accepter son offre. Encore cette fichue envie de réparer l’injustice à laquelle il contribue plus ou moins par sa passivité.
Tandis qu’ils avancent vers la maison, Jesus avoue qu’il n’a pas compris ce qu’il racontait plus tôt – Of course you didn’t, I’m so stupid –, lui demandant son nom. Armé du traducteur, il répète posément “My name’s Jude. This is my parents’ home, I’m just here to get my keys back.” Au moins sont-ils à présent à peu près sur un pied d’égalité ; ils connaissent leurs noms respectifs et savent ce qu’ils fabriquent ici. Et sans doute Jesus sera-t-il soulagé d’apprendre qu’il vient pour un tout autre motif que celui de le fliquer. Ça ne l’étonnerait pas le moins du monde que des gens aient recours à ce genre de stratagème tordu pour surveiller leurs employés illégaux. La pensée que ses parents pourraient y avoir pensé le tue.
Disparaissant à l’intérieur pour servir le verre d’eau promis, l’éditeur ne fait pas de réflexion sur le choix du travailleur de rester à l’extérieur. Spontanément, l’envie de lui proposer d’entrer lui était venue, tout aussi rapidement que la réflexion qu’insister pourrait le mettre mal à l’aise ; alors, il s’était tu. Il se contente plutôt de ramener un verre rempli d’eau et une bouteille complète qu’il pose sur le rebord d’une fenêtre à l’ombre. Jusqu’ici, Jude ne s’était pas aperçu que Jesus ne souriait pas du tout ; et là, lorsqu’il en étire un ersatz, c’est son cœur qui coule dans sa poitrine étriquée de culpabilité. “You’re welcome!” répond-il immédiatement, avec un sourire un peu flageolant. Will you ignore him, too? Like you ignore whatever shit your parents do? La certitude que ses parents se débarrasseront de cet immigré illégal à la première occasion s’enfonce comme une épine dans sa peau blême ; et elle s’enfonce davantage à la pensée – coup d’œil pas aussi discret qu’il le voudrait – que ces habits et cette mise reflètent probablement la situation précaire de son interlocuteur. A-t-il seulement un endroit où dormir ? Petite manie désagréable qui revient au galop ; lèvres mordillées pensivement, avant de parler sans réfléchir, toujours le traducteur comme sésame de communication. “Uh, tell me… Did you do cleaning, too? I can use some help with my flat.” Ses lippes maltraitées et ses ongles tirant sur de petites peaux trop souvent arrachées trahissent cette zone de confort qu’il quitte plus ou moins volontairement. “I believe it’s, like, $15 per hour? Oh, a-and I work sometimes for a colleague; she’s voluntarily teaching English to non-native speakers, I could borrow her some handouts… if you want” ajoute-t-il précipitamment, craignant que Jesus se braque. You’re fucking Mother Teresa, now, Jude? What the fuck are you doing? À peu près sûr que ce n’était pas ce qu’entendait le psy par “suivre ses envies et être plus spontané”.
Il y a - les couleurs et les sensations, l’odeur de l’herbe coupée et le ronflement des voitures à l’autre bout de la rue. Il y a - le vent et le soleil, contre sa peau nue et la compagnie d’un étranger. C’est un tout, un presque, un essai à moitié réussi.
Les similitudes n’annihilent pas les différences. La perspective de cet ici n’empêche pas Jesus de rêvasser de son ailleurs, de son passé, de ce qu’il connaît. Pourtant ; il doit l’enterrer.
Elle.
Lui.
Leurs vies.
Vite ramené à sa nouvelle réalité par l’étranger en costume gris, aussi vivant qu’un ver de terre sous ses chaussures. Lui qui babille, s’époumone face à son intelligence qui semble avoir fait son apparition dans la conversation. Jesus l’observe de loin, s’excuser, toujours un peu sur ses gardes. C’est trop simple. Trop étrange - il ne comprend qu’à moitié ce qu’il raconte, mais il est certain de l’intérêt de ses paroles.
Il devrait plutôt rallumer la tondeuse pour continuer ce qu’il est en train de faire ; le temps que ce mec lui fait perdre commençait à s’accumuler, et il ne comptait pas revenir un autre jour pour terminer. De plus, il ne lui semblait pas que les clients seraient ravis si cela devait être le cas. Le type lui propose à boire, et il finit par accepter. Quitte à faire une pause … autant qu’il tente d’apprendre qui est l’invité surprise.
Préfère même être honnête et lui révéler qu’il n’a pas tout compris, à commencer par son nom. Apprend que c’est Jude.
Quelle ironie ; l’histoire a pourtant bien montré à quel point Jesus et Jude s’entendent … Ce n’est pas pour réconforter le mexicain ; même s’il comprend mieux les raisons de sa présence. Devrait pas l’emmerder longtemps, pense-t-il en contemplant le reste de la pelouse qu’il lui reste à tondre. Attend presque sagement que l’autre le serve ; il jouera les mecs polis, de ceux qui ne veulent pas attirer l’attention sur eux. Quelques instants pour attiser la pitié, voire la sympathie, et prier pour ne pas voir les flics débarquer d’ici la fin de la journée. Avait autre chose à faire que de les semer, ce soir.
Un sourire fend son visage quand le mec - Jude - revient avec un verre d’eau, notant au passage la bouteille qu’il dépose dans un coin. Il l’aurait bien vidé sur son visage, pour se rafraîchir, mais attendra d’être seul, de peur que l’autre prenne mal son geste. L’eau restait une ressource précieuse - le savait terriblement. Toujours réprimandé lorsqu’ils la gaspillaient, enfants, et depuis qu’il n’avait plus accès à un robinet … il prenait soin de remplir la bouteille qu’il trimballait avec lui, dès qu’il le pouvait.
Pourtant, Jesus n’alimente pas la conversation avec Jude. Par flemme de traduire ou de se faire comprendre, un peu, pour éviter d’avoir à se concentrer pour une réponse, surtout, et pour retourner finir son taff, le plus rapidement possible. Mais … c’était sans compter l’autre homme, qui avait clairement décidé de faire de Jesus son projet charitable du jour. Il peut le sentir se triturer les méninges, alors qu’il tente simplement de profiter de la fraîcheur de son verre. S’amuse de l’imaginer dancer un pied sur l’autre, pour lui poser encore plus de questions inappropriées. Est-ce qu’il lui redemandera s’il a un contrat, si ses papiers sont en règle ? Change de position pour venir s’appuyer contre le poteau qui soutient le porche, tente de se raidir un peu - s’il paraît plus grand, plus large, plus gros, alors le petit roquet ne viendra pas l’attaquer, si ?
Finalement, la curiosité perce le silence entre eux.
Pas franchement le genre de requête auquel il s’était préparé, aussi sa demande le prend-t-elle de court. Le ménage ? Pas son fort. Pourtant, il se tourne à moitié vers son interlocuteur, sourcil relevé pour toute réponse. Lui aurait pas paru être le genre de mec à faire volte-face comme ça. Hein, Judas ?
Se penche jusqu’au téléphone de Jude, pour que la communication se fasse en sens inverse.
Lui remet finalement le verre vide entre les mains, brusque ; avant de se dérider, d'laisser percer son amusement sur son visage.
S'en retourne sur la pelouse, avant de lui signaler, avant d'oublier.
(Mais faudrait quand même qu’il recontacte Frankie à ce sujet, rien que pour pouvoir le faire mentir, si jamais il devait le revoir.) (Si elle acceptait de le revoir.)
Jude s’embourbe dans ce malaise qui le fait suffoquer depuis sa première bévue. Le ridicule bourgeois tiré à quatre épingles ne sait plus où se foutre pour gérer cet homme massif qui l’écrase de toute une vie dont il ne peut même pas imaginer les contours ; il se sent petit, insignifiant, déplacé sous les yeux méfiants du type qui tondait paisiblement la pelouse de ses parents avant qu’il ne vienne renverser les quilles avec ses pattes pataudes. Jesus est taiseux, avare de paroles par nature ou par prudence – à moins que ça ne soit la barrière de la langue qui le rend doublement précautionneux –, ce qui ne facilite pas la nage pénible de l’éditeur qui patauge dans un marécage puant de maladresses. Heureusement, la migration vers la maison lui offre un court répit ; de quoi se secouer les puces, lui offrir un rafraîchissement plus que bienvenu. Mais ce n’est pas suffisant ; pas assez pour qu’il se morde la langue avant de proposer affreusement gauchement de le payer contre un peu de ménage dans son appartement.
L’autre, qui s’était adossé au mur durant son moment de réflexion embarrassé, quitte à demi son dossier improvisé pour hausser un sourcil dans sa direction. Jude se mord l’intérieur des joues en se traitant de tous les noms. Il répond laconiquement qu’il peut, en effet. Et le petit Blanc est un instant soulagé, le laissant approcher de son téléphone pour traduire ses prochaines paroles. “Uh, of course, yes. Go for $20, then.” Honnêtement, il n’a qu’une connaissance très limitée des prix pratiqués pour l’aide ménagère. Cette somme n’est pas un problème ; et, après tout, il les méritera bien après avoir nettoyé le capharnaüm dans lequel il vit péniblement. La suite ne l’étonne pas vraiment – refus de son aide, qui de toute façon tombait comme un cheveu sur la soupe. Jude lui-même peut concevoir que la manière de la proposer était plus que grossière. Il ne s’en formalise pas. Cependant, il ne s’attendait pas à l’orage qui gronde soudain dans les yeux de son interlocuteur et le fait reculer d’un pas effrayé. Fucking contract. Il n’en rate pas une, décidément. Il aurait mieux fait de fermer sa gueule au lieu de poser des questions indiscrètes.
Un moment suspendu, leurs regards s’accrochent comme deux crochets métalliques couinant l’un contre l’autre dans un bruit atroce, puis Jude baisse les yeux, les joues écarlates. Difficile de mieux illustrer l’expression “se liquéfier sur place”. Son cœur bat trop vite et trop fort, et ses mains tremblent presque imperceptiblement. Il se revoie, petit garçon, s’écraser systématiquement devant les plus forts, les plus imposants, ceux qui le bousculaient à la récré et le traitaient de
Brutalement, le verre revient entre ses mains et il sursaute violemment, relevant les yeux dans un battement de cils effrayé. Le grand gaillard se déride, lui lâche des mots rassurants. Il plaisantait. La bouche entrouverte, le petit bourge reste coi, incapable de faire autre chose que de grimacer un sourire. Jesus quitte l’ombre pour retourner travailler, sans ajouter quoi que ce soit – si ce n’est pour lui signaler que les parents Pascoe ont son numéro. Il lui faut une poignée de secondes pour se remettre en marche, automate rouillé, vers l’intérieur de la maison pour y déposer le verre et se rafraîchir le visage en espérant y faire disparaître la brûlure de honte qui s’y étale en lettres capitales. Un soupir, une main sur le cœur pour faire redescendre l’anxiété si facilement invoquée, puis il pince les lèvres et va récupérer ses clés dans l’entrée. Ses parents ont heureusement pensé à les lui laisser bien en évidence. Une contrariété de moins sur la longue liste du jour.
Ses yeux clairs croisent son reflet dans le miroir en pied de l’entrée. Le dégoût familier lui envahit la bouche, et il détourne le regard après un effort manifeste pour observer depuis la porte ouverte la silhouette massive de Jesus sur la pelouse. Come on, you stupid posh. Apologize. En dépit de la trouille qui lui cisaille le bide, l’aîné Pascoe s’ébroue et quitte la maison pour s’approcher à pas hésitants de l’homme. Autant qu’il le peut avec son téléphone en main, il reste à distance, quand même, car, eh ! pas folle la guêpe, mais parvient tout de même à parler suffisamment fort pour se faire comprendre du traducteur. “Listen, Jesus… I—I’m sorry. I didn’t want to be rude or offensive. I apologize, really.” Après une seconde de soupe à la grimace supplémentaire, se dandinant d’un pied sur l’autre avec nervosité, il extirpe de l’une des poches de son costume sa carte de visite. Prenant sur lui, il se rapproche pour la lui tendre avec un regard de chiot perdu pathétique. “If you still want to help me… Call this number. I know my parents have yours, but… I think it’s fairer if you take the decision.” Anxieusement, il guette la réaction de son interlocuteur ; en espérant, cette fois, ne pas avoir commis d’impair – à défaut de réparer les précédents.
Fuck, il le savait. Il en était sûr. Encore une fois, Jésus n’avait pas placé la barre assez haut. Il aurait pu demander le double, voire plus. Sans doute que l’autre aurait accepté, tout aussi vite, tout aussi expressément. Vingt dollars de l’heure, c’était mieux que quinze. Sauf qu’il doutait, maintenant, envieux d’un trente, d’un quarante - qu’il ne verra jamais. Non, c’était pas si mal. Pas assez pour endurer le type, cependant. Mi-flic mi-fils à papa, visage pâle effrayé par la moindre couleur.
Or, son agacement vis-à-vis de cette opportunité (ratée ?) n’avait d’égale que son agacement vis-à-vis de ses manières. Le ton de sa voix, ou peut-être sa façon d’amener les choses. Cette façon de le penser à vendre, après s’être demandé un peu trop longtemps ce qu’il faisait ici. Cette façon de l’acheter avec une offre bien peu alléchante, en pensant que c’était la seule option que Jesus pouvait avoir.
Il n’était pas le premier, Jude. A penser ainsi, à agir ainsi. Malheureusement, le pseudo-jardinier en avait vu d’autres, avant. Malheureusement, il savait aussi que la majorité du temps, il n’était pas en capacité de négocier. Pieds et poings liés par une situation que tous pouvaient deviner ; on le dira immigrant illégal, on le pensera sans papiers et la vérité n’est pas si loin. Visa qui expire plus vite qu’il n’a le temps de respirer ; alors attirer l’attention sur lui n’est pas dans ses plans.
Il aura tenté de sauver les apparences avec l’homme au costume ; de faire passer son coup de sang pour une blague à son encontre - non, il est toujours un peu remonté contre ceux qui tirent profit de sa situation, sans qu’il y trouve grand-chose en échange. Vingt dollars, c’était mieux que quinze. Puis avec un peu de chance, le type vivait tout seul ; y’aurait pas trop de mioches ou d’animaux pour salir chez lui. Il pourrait toujours aller voir ; si le travail est intéressant avant d’accepter son offre … - c’est pour ça qu’il lui signale bien que ses parents ont son numéro, parce que là faut déjà qu’il termine son taff actuel avant de penser au suivant.
Sur le point de tenter de remettre le casque anti-bruit, pour la seconde fois, quand la voix mécanique du traducteur se fait à nouveau entendre.
Des excuses. Pas suffisant, mais un bon début. (Pourrait-il jouer la carte de la pitié, récupérer un pourboire ?). Aurait pu répliquer quelque chose, s’il ne l’avait pas observé s’approcher encore, jusqu’à lui tendre une carte de visite. Jesus la prend et l’observe un instant, avant de se concentrer sur ce qu’il racontait, plutôt. Les rôles s’inversent, et il se retrouve désormais en position de devoir … l’appeler pour le boulot.
Ou ne pas l’appeler.
L’appellerait ? Peut-être. Mais pas ce soir.