Ready to Run?
Mais où est cette fichue brassière, enfin?!
Presque vingt minutes que je retourne la buanderie de la Tanière, sans succès. Plus qu’agacée, je suis tout bonnement frustrée, incapable de reconnaître que quelque chose m’échappe, en ces lieux. C’est vrai quoi, je suis la grande prêtresse dans cette maison! Je la gère, d’une main parfois faible, pas toujours assurée, mais je fais le taff, comme on dit. Par la force des choses, certes. Aînée d’une fratrie de quatre enfants rapidement délaissés et abandonnés par leurs parents, j’ai très vite pris les choses en main, du mieux que je pouvais, sentant que ce navire ne pouvait pas être déserté une fois de plus. J’ai pris mes responsabilités, j’ai compris que mon éternelle générosité devait être au service de mes frères et sœurs. Je ne suis pas parfaite, loin de là. Mais j’ai à cœur de faire les choses correctement, avec passion, investissement. Je ne sais pas faire dans la demi mesure… ce qui peut parfois courir à ma perte, je suis consciente de ce défaut capricieux. Mais comment se brider quand on est une vraie pile électrique, n’est ce pas?
Mais inutile de s’éparpiller: la priorité du moment est de retrouver ma tenue de sport dans son intégralité. C’est que je dois m’entraîner si je veux m’inscrire pour le semi marathon de l’automne prochain… et pour le moment, ce n’est pas gagné, comme dirait l’autre.
Mais ô miracle, je finis par débusquer ma brassière favorite, noire avec une inscription rose, et je pousse un cri de victoire tout en l’enfilant à la hâte. Moins de dix minutes plus tard, attachant la longue chevelure à la hâte et jetant un regard pressé dans le miroir, je rejoins mon partenaire adoré de course: Adrian.
Notre complicité est… amusante, légère. Et précieuse à mes yeux, je dois l’avouer. Il est un parfait allié pour la course et d’une bonne humeur contagieuse.
Il va m’en falloir, des bonnes ondes, je sens que je me suis levée du mauvais pied, aujourd’hui…
Je retrouve mon partenaire de souffrance, le sourire aux lèvres, à notre lieu de rendez- vous habituel. Me jetant quasiment dans ses bras, je le salue et l’agresse avec un véritable interrogatoire:
Adrian! Ça va, toi? T’as une petite mine… t’as assez dormi? T’as bien mangé pour ton petit déjeuner?
Murphy… t’es pas sa mère, ni sa grande sœur. Soupirant intérieurement, je réalise, à mon grand damn, que je suis surprotectrice avec tous mes proches et connaissances. Déformation professionnelle, comme dirait l’autre? C’est que prendre soin des êtres qui m’entourent est comme une seconde nature, à mes yeux. D’un naturel surprenant et parfois agaçant, je veux bien l’admettre. Mais à peine aie-je le temps d’en rajouter une couche que je sens mon téléphone portable vibrer, contre ma fesse droite, l’endroit où j’avais enfilé le smartphone. Fronçant des sourcils, me demandant qui peut donc m’envoyer un message à cette heure de la journée, je déverrouille l’écran et mon regard se fige.
Oh non. Lui… et son nouveau message qui me fait sourire comme une gamine?!
Et c’est reparti pour un tour…
Le temps d’attendre une Murphy qui se faisait désirer, et voilà notre pompier qui, fidèle à leur lieu de rendez-vous, avait monopolisé pour lui tout seul un banc contre le dossier duquel il étirait les longues échasses qui lui servaient de guibolles. Contrit, pour la peine, d’avoir fait fuir la gentille grand-mère qui y était assise – non pas qu’elle se soit privée de jeter un œil à son short avant de partir – il devait tout de même supporter le regard curieux de la tourterelle qui y picorait des miettes et n’avait pas décidé de décamper à tire d’aile.
Tout juste le temps de jeter un regard à la montre connectée qui pesait à son poignet tout en switchant de jambe qu’une tornade brune s’abattit sur lui. Il eut à peine le temps d’entendre son prénom qu’une paire de bras l’encerclaient, alors qu’il rabattait machinalement les siens sur le corps menu de Murphy, qu’il dépassait d’une bonne tête et demie, tout en riant.
S’il y avait bien quelque chose qu’on ne pouvait lui enlever, c’était son dynamisme et ce sourire qui ne quittait (presque) jamais ses lèvres. L’ardeur de son avalanche de questions accentua son hilarité alors qu’il rangeait ses écouteurs sans fil dans son étui ; pas besoin de musique lorsqu’il courait avec sa partenaire de run préférée, c’était elle et leurs bavardages, son divertissement. « Wow, wow, tout doux ! J’en connais une qui a bouffé du lion au p’tit dej ce matin ! » qu’il fit, en lassant un de ses lacets défaits. « Je sens que tu vas me mettre la misère aujourd’hui… » Regard en biais ver son amie, et sourire goguenard au coin des lèvres. « J’te préviens, je suis debout depuis une demi-heure à peine, j’ai avalé un café et une banane avant de sauter dans mon short et mes baskets, donc va falloir y aller mollo chaton… »
Mais l’écoutait-elle seulement ? Car lorsqu’il se releva, c’est le nez vissé à son téléphone et un sourire béat de lycéenne collé aux lippes qu’il la trouva. Amusé, il ne dit rien pendant un moment, l’observant en silence. Qui avait le don de lui clouer le bec comme ça ? Qui avait l’honneur de la faire sourire de la sorte, d’aussi bonne heure ? Comme déconnectée de la réalité, elle ne se rendit même pas compte de son petit manège, qu’il laissa durer encore quelques secondes, bras croisés, amusé et réjoui, avant de se râcler gentiment la gorge, la malice dans les yeux, attendant qu’elle se rappelle sa présence à ses côtés. « Prête ? » Sans attendre de réponse, il s’élança au petit trot, se retenant de rire. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il lui lança ; « Crois pas que je vais pas te demander qui te fais sourire comme ça surtout, parce que je vais finir par prendre un coup de soleil à te regarder rayonner comme ça ! »
Je me sens gonflée à bloc, encore plus que depuis que j’ai retrouvé Ad’. Ce qui est très amusant, dans notre amitié, c’est que justement elle n’a jamais dépassé ce stade. Moi qui passe mon temps à tomber sous le charme du moindre garçon que je croise! Un véritable coeur d'artichaut, la Murphy. Mais avec Adrian, c’est différent: rien de plus ni moins qu'une forte complicité qui nous lie, sans doute grâce aussi à notre passion commune pour la course. Dans mon cas, j’ai toujours aimé me dépenser, évacuer ce trop plein d’énergie qui, bien souvent, me faisait défaut. À force de toujours être à dix mille pourcents, je pouvais m’éparpiller et ne plus fournir d’efforts là où pourtant je n’avais pas d’autres choix que d’être irréprochable. Alors, programmer ces séances de sport était une façon pour moi de contrôler davantage ma vie, d’y apporter un certain cadre qui me rendait plus mature, plus adulte. Pas toujours facile quand on est une femme-enfant qui doit à la fois prendre soin de sa fratrie hétéroclite mais aussi assurer comme une cheffe à dégoter un boulot stable et à payer les factures. Alors, j’en avais besoin, de ces heures à laisser sauter la soupape.
C’était logique. Nécessaire pour mon équilibre psychologique, aussi, j'en avais pleinement conscience.
Et puis, l’avantage, c’est que mon comparse me connaissait par coeur, il savait que mon aspect bavard était davantage une qualité qu’une plaie pour les autres: de mes piapias pouvaient se dégager moultes confidences… et le pire, c’est que je ne m’en rendais même pas toujours compte, en tout cas, pas sur le moment. Une fois notre courte étreinte terminée, il s’occupe de renouer ses lacets et, par la même occasion, en profite pour fuir mes remontrances certaines concernant sa piètre hygiène matinale et je soupire, ironiquement, tout en répondant:
Pff, Adrian, te foutre la misère, sérieusement? Tu sais bien que tu es beaucoup plus performant que moi, ces temps-ci…
Et ce n’était pas de la gratuité de compliment, non, certainement pas. Je pensais chaque mot que je venais d’adresser à mon partenaire. Pourtant, plus aucun son ne souhaitait sortir de ma bouche: je lisais, le palpitant à mille à l’heure, le texto que je venais de recevoir, quelques mots de sa part… Douce pensée qui me touchait droit au cœur. Réalisant à peine qu’Adrian venait déjà de démarrer à petites foulées, je m’empresse de ranger mon smartphone dans la poche que j’avais enfilé sur mon bras gauche et je le suis, à un rythme tout aussi modérée, plantant mon regard dans le sien (je suis même obligée de pencher la tête, quelle honte, j’aurais sérieusement dû engloutir davantage de soupe, quand j’étais petite), et je rétorque:
Tu… Pff, c’est ridicule, c’est… un ex. Pourtant, je m’étais juré de ne jamais reprendre contact avec mais… Faut jamais dire jamais, dans la vie, n’est ce pas?
Je sens une légère sécheresse envahir ma gorge mais peu m’importait: je détestais courir sans discuter. Au contraire, c’était à ce moment que je pouvais échanger, en apprendre davantage sur la vie quotidienne de mes partenaires, partager de bonnes adresses, rire d'anecdotes et s’émouvoir sur certains sujets plus tragiques.
Bref, vivre pleinement la vie et la raconter.
Au bout de quelques minutes, j’accélère un peu la cadence et en profite pour car la meilleure défense, c’est l’attaque:
Bon et toi, mon petit canard, tu racontes quoi de beau? Pitié, dis moi que la vie de couple, c'est un Enfer, que tu préférerais qu'elle t'ai quitté car au fond, tu rêves du célibat qui est le meilleur statut au monde. Hein?
Je suis moqueuse, et je l’assume. Le regard pétillant, je présente à Adrian un large sourire, sincère. Il me connaît, il sait que je ne pense pas à mal et que je suis loin d’être sérieuse…
Sauf quand il s’agit de cherche du réconfort, peu importe où il est. Et puis, j'ai toujours été de cette tranche: je me sens parfois perdue dans l'immensité de l'Univers, cherchant un moyen d'être heureuse mais aussi à me rassurer, me disant qu'au fond, je ne rate pas grand chose... Mieux vaut être seule que mal accompagnée, comme dit l'adage. N'est ce pas?