28 reasons (levi)

tw: mention d'agression, blessures

Affairé dans la réserve, l’homme poussait quelques soupirs plaintifs en réorganisant les étagères. Il avait beau n’avoir qu’un peu plus d’une petite trentaine d’années au compteur, les séquelles de la journée de la veille le pénalisait autant qu’un retraité. Ou peut-être minimisait-il seulement les répercussions de la violence dont avait fait preuve le client l’ayant agressé, refusant catégoriquement de bénéficier d’un arrêt de travail pourtant bien mérité.
Dans une tentative de camoufler les dégâts, il s’était équipé d’un correcteur à la teinte douteuse, achat impulsif lorsqu’il était passé devant une enseigne de produits de beauté sur le chemin du retour. Sa pommette enflammée, sur laquelle un hématome bleuté s’étendait jusqu’à l'œil, était désormais couverte d’une couche disgracieuse de beige aux sous-tons bien trop chauds pour sa carnation, preuve de son manque de connaissances en la matière. L’employé avait donc décidé de revêtir une casquette pour la matinée, espérant qu’en baissant la tête et en évitant les regards, les clients et les collègues ne seraient pas tentés de l’interroger. Et pour mettre toutes les chances de son côté, l’ancien avocat s’était imposé quelques tâches disgracieuses, troquant son poste au comptoir pour astiquer les sanitaires et la réserve. Ainsi caché, il sifflotait en enchaînant les montées et les descentes sur son escabeau, déplaçant les ingrédients, les décorations à thème et les divers vases aussi fragiles les uns que les autres.

En tentant d’attraper un carton plus imposant que les autres, Soobin senti sa grippe sur la boîte faiblir, témoignage de son état bien plus faible qu’à l’ordinaire. Il refusa pourtant de lâcher le contenant, provoquant la dangereuse balance de son outil de travail et la venue d’une nouvelle chute. Pourtant, alors qu’il se voyait déjà tomber au sol, une main dans son dos lui offrit tout à coup la sécurité nécessaire pour poursuivre sa besogne sans danger.
“Levi ? S’étonna-t-il en découvrant le propriétaire des lieux, le pied ancré sur l’une des marches de l’escabeau pour faire contrepoids. J’savais pas que c’était toi qui prenais le shift de l’après-midi. T’as échangé avec le nouveau ? J’étais censé faire la journée avec lui.”
Si son air semblait détaché, seulement soulagé d’avoir obtenu de l’aide au moment opportun, Soobin ne faisait que tenter de camoufler l’agitation qui parcourait soudainement ses sens. Cela faisait déjà trois semaines qu’ils n’avaient pas échangé plus de quelques mots, contraint au silence qu’imposait le gérant depuis leur rapprochement physique. Parasité par la venue de souvenirs, réels ou fabriqués, le grand brun était resté pantois, dans l’incompréhension, souffrant d’être soudainement repoussé. Et si quelque chose s’était réveillé chez lui, il semblait que ce soit l’inverse chez son partenaire. Alors, pour combler ses manques et ses questionnements, l’accidenté s’était plongé dans les quelques clichés qui lui avaient été confiés pour faire travailler sa mémoire, passant ses nuits à observer, à caresser du bout des doigts ces deux visages souriants immortalisés. Deux adolescents, à l’école, en pleine révision, des escapades nocturnes, deux couillons grimpants aux arbres, deux idiots essayant leurs premières cigarettes…

“Merci, souffla-t-il soudainement plus froidement en récupérant le carton rempli de vaisselle. Pour une fois que le timing est bon entre nous.”
Le visage fermé, Soobin luttait pour que son enthousiasme à l’idée de passer les prochaines heures en compagnie de Levi ne soit pas perceptible. Il avait essuyé trop d’échecs, trop de désillusions ces derniers temps pour laisser son sourire presque niais étirer ses lèvres. Il avait pourtant tenté d’engager la discussion, de revenir sur l’intimité qui s’était instaurée entre eux, proposant même de partager des moments ensemble, qu’il s’agisse de dîners, de balades ou de sorties ciné. Mais face à lui, l’aîné était resté borné, fermé, sombre et taciturne. Toujours un pied dehors, constamment pressé, étonnamment silencieux.
Soobin s’en était rendu presque malade, imaginant que sa puérile réaction n’avait fait que les éloigner, comme si leur amitié était aussi fragile, ignorant l’étendu des horreurs qu’ils s’étaient mutuellement fait vivre. Pourquoi donc avait-il ressenti le besoin de mettre des mots sur ce moment de plaisir ? Il n’avait fait qu’agir comme un gamin, exigeant explications et détails sur la médiocrité de son premier baiser.

tw: mention d'agression, blessures, accident, sang, vulgarité

Ses articulations se crispent autour du volant, les jointures devenues blanches sous la pression, emparé d’une soudaine pulsion meurtrière. Il met fin à l'appel, jetant son téléphone sur le siège passager, son regard noir encre plongé dans le rétroviseur. Il lui faudra à peine quelques secondes de réflexion pour prendre une décision. D’un geste brusque, il fait dangereusement demi-tour sur la voie à double sens, ignorant le klaxon des conducteurs pour enfoncer la pédale et tracer, l’esprit tumultueux. Son plus jeune employé vient de lui téléphoner, l'informant d’une urgence à laquelle il ne peut échapper, et qui l'empêche d’effectuer son service de l'après-midi. Mais ce n’est pas l'absentéisme de dernière minute qui met le propriétaire du café dans un tel accès de colère, mais ce qu’il a appris durant l’appel. Soobin aurait été agressé par un de leur client et il n'en a pas été informé. Il avait bien remarqué que le coréen se faisait particulièrement fuyant la veille, mais il n’a pas relevé plus que ça, soulagé finalement qu’il l'épargne d'une nouvelle tentative de rapprochement, lorsque lui essaye d’instaurer depuis quelque temps une distance entre eux. Comme si en l’ignorant, les actes commis il y a plusieurs semaines pouvaient être ignorés eux aussi.

But isn’t that what you wanted when you took him in your care?
Didn’t you want to take advantage, make him love you like you do did?
Break his heart like he broke yours.
Get what you always wanted.

Il passe la porte du café floral, le tintement du carillon annonçant son entrée dans l'établissement tristement vide. Ne compte que quelques clients déjà servis qu'il salue respectueusement de la tête avant de braquer son regard glacé vers le comptoir. Où le barista ne se trouve définitivement pas. Agacé, il s'assure que les clients présents n'aient besoin de rien, puis s'aventure silencieusement à l'arrière, à la recherche de son homologue. Il ne tarde pas à le trouver, détectant des bruits provenant de la réserve. Levi ne dit rien lorsque ce dernier entre enfin dans son champ de vision, se contentant de le regarder fouiller et déplacer des boites à la recherche de quelque chose. Il en profite pour réorganiser ses pensées, calmer les battements furieux de son cœur qui n’a cessé de cogner depuis l’appel. Il a l’air d’aller parfaitement bien. Finalement, il n’avait pas eu besoin d’annuler son rendez-vous avec son fournisseur pour se précipiter à ses côtés. Il allait pour rebrousser chemin lorsqu’il le voit commencer à s’attaquer à un carton plus haut que les autres, l'escabeau soudain vacillant. En deux grandes enjambées, il réduit la distance avec urgence, sa main retenant la chute qui aurait pu être fatale, le pied sur l'escabeau pour l’empêcher de bouger. — Bordel Soobin, tu peux m'expliquer ce que tu fous ? Voix qui gronde comme le tonnerre, contraste avec le temps parfaitement ensoleillé au dehors. Qu’est-ce qui se serait passé s’il n'avait pas été là pour éviter le drame ? L’image de son corps inerte sur le sol bétonné, trempant dans une mare de sang lui traverse l’esprit. Il peut sentir la bile envahir sa bouche, ses pires craintes refaisant surface, ravivant la vision terrible du corps inanimé et ensanglanté de Soobin lorsqu'on l’a tiré du ravin. — Daniel peut pas être là cet aprem alors je le remplace. D'ailleurs t’as rien à foutre ici quand personne n'est en salle. Quoi, ça te fait chier de bosser maintenant ? Il sait qu’il dépasse les bornes à sous entendre qu’il préfère glander à l’arrière plutôt que de s'occuper de servir les clients lorsqu'il s’en est de toute évidence déjà occupé, mais il ne parvient pas à calmer la terreur qui le secoue. Il lui arrache des mains le carton remplis de vaisselles pour le reposer sur une étagère plus basse, puis l'attrape par le bras pour le forcer à descendre. Son regard cherche à scruter son visage à la recherche d'une blessure qu'il n'aurait pas vu, mais la casquette l'empêche de voir quoi que ce soit. — Pourquoi tu te balades avec ça ? Ça ne fait pas parti de l'uniforme de l'établissement. Déjà sa main vient se débarrasser de l'accessoire superflu, se doutant pourquoi il le porte. Ignorant sa tentative véhémente de le repousser, il l'attrape par le menton, le bloquant contre l'étagère. Ses pupilles se verrouillent aussitôt sur la pommette, recouverte d'un fond de teint bien trop foncé pour son type de peau. Son regard s'assombrit. — Qui t'a fait ça ? C'est un régulier ? Pourquoi tu t'es laissé faire ? Question qui le turlupine, car le Soobin qu'il connait n'aurait jamais laissé passer un tel affront, le premier à rendre les coups lorsqu'on osait s'attaquer à sa personne ou quelqu'un à qui il tenait. — Pourquoi tu m'as rien dit ! reproche-t-il d'un ton furieux, ne supportant pas l'idée qu'il puisse lui cacher une telle information, sans ignorer pour autant la raison de son silence lorsqu'il se comporte comme un salaud depuis des semaines.

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L’espace d’un instant, il s’amusa de sa propre maladresse, imaginant l’évidente chute si le gérant du café n’avait pas fait sa divine apparition, mais face au ton employé par ce dernier, Soobin cessa immédiatement de parler avec légèreté. Cela s’éloignait de ses habitudes, de celles dont il se souvenait du moins, autrefois adolescent en pleine possession de ses capacités, au corps et à l’esprit vif, donnant toujours l’impression d’avoir deux coups d’avance. L’homme qui le remplaçait se sentait diminué, un goût amer en bouche, parasité par cette désagréable sensation de décevoir ceux qui avaient côtoyé son autre lui.
“J’organise, c’est le foutoir, se justifia-t-il incrédule. J’ai vérifié, tout le monde est servi, et il y a le carillon pour les nouvelles arrivées, poursuivit-il sans réaliser qu’il s’enfonçait, n’ayant absolument pas entendu la venue du patron des lieux. C’est quoi son excuse au nouveau ?”
Étonné par cet air furieux, le grand brun s’empêcha de pester, par politesse, se frottant pour la première fois au côté employeur moralisateur de son ami - une facette qu’il découvrait, au même titre de ce caractère froid et distant que Levi avait revêtu ces derniers temps. S’il avait pris l’habitude de discuter avec les consommateurs, usant de ses capacités sociales pour fidéliser la clientèle, l’ambiance qui régnait entre les amis d’enfance avait déteint sur son humeur et son implication, poussant l’employé à accumuler les allers-retours entre le comptoir et la réserve, bien trop morose pour plaisanter avec les réguliers du Brews & Blooms.
"Laisse-moi me démerder, tenta-t-il lorsqu'il lui arracha le carton des mains pour le forcer à descendre de l'escabeau, véritablement infantilisé. C'est bon, ça ne va pas déranger la clientèle, j'ai simplement pas eu le temps de me laver les cheveux et..."
Malgré ses tentatives de piètre camouflage, sa tête baissée et ses regards fuyants, son couvre-chef lui avait déjà été retiré, révélant le secret qu'il s'efforçait de cacher.
“Ça y est, tu t’intéresses à moi, maugréa-t-il en le laissant le saisir par le menton, pourtant persuadé que la situation inversée avait existé dans un passé dont il ne possédait que quelques bribes. Faut qu’on me pète la gueule pour que tu m’adresses la parole ?”
Le regard noir, Soobin s’empêcha de fuir ce contact visuel que lui offrait enfin son aîné, lui qui l’avait tant fuit, rompant toute forme de communication depuis leur rapprochement. Et même si cette soudaine proximité le perturbait, véritablement frustré depuis qu’il avait découvert les joies de l’utilisation d’une bouche sur sa personne, l’employé refusait d’apaiser les tensions, en quête de réponses.
“C’était qu’un connard, céda-t-il en répondant à ses questions. Première visite sûrement, je ne l'ai pas retrouvé dans le fichier client. Le nouveau a renversé sa commande, il s’est emballé, j’me suis interposé pour tenter de calmer le jeu, rien de plus, expliqua-t-il en omettant de mentionner la manière dont il avait été projeté sur l’une des tables, ni cette absence de réflexe, cette sensation de n'être qu'un véritable spectateur de la scène, et encore moins la haine, la rage, qui avaient grondés peu après - ces envies de vengeance qu’il avait apaisé sous le regard des autres employés, s’occupant plutôt de nettoyer la vaisselle brisée lorsqu’il s’imaginait rattraper son agresseur pour le planter d'un morceau de tasse de thé, vestige de son ancienne personnalité aux mœurs douteuses. Pourquoi je t’en aurais parlé ? Tu m’as l’air bien occupé, je ne voulais pas polluer ta quiétude, lâcha-t-il, mauvais, en repoussant enfin sa prise. T’as déjà passé l’année dernière à t’occuper de moi, maintenant, j'me débrouille. Je ne serai bientôt plus un parasite sur ton canapé.”
Agacé, l’ancien avocat s’affaira à nouer son tablier de barista autour de sa taille, prêt à rejoindre le comptoir pour reprendre son activité principale, mais il remarqua alors le souffle court et l’air habité de Levi, bien plus intense qu’à l’ordinaire. Les yeux plissés, il l’observa silencieusement, comprenant qu’il s’était inquiété, qu’il avait même annulé le rendez-vous prévu avec un fournisseur pour le retrouver.
“Attends, ne me dis pas que t’es venu en trombe ici, simplement parce que t’as eu peur ? L’interrogea-t-il, presque ravi d’avoir été amoché tant que cela pouvait lui servir à réveiller l’intérêt de son meilleur ami. Réponds-moi honnêtement.”
Culotté, il resta sur le pas de la porte qui séparait la salle principale de la réserve, espérant être fixé, lassé de croire qu’il était le seul à avoir été transporté par la volupté de cette nuit alcoolisée qui tournait en boucle dans ses pensées. Plein d’espoirs, Soobin ignorait encore, à cet instant, qu’il obtiendrait bientôt la vérité de la bouche d’une inconnue, loin d’imaginer l’immensité du mensonge et de la trahison qui assombrissait l’âme de son ami - qu’il plaçait actuellement sur un piédestal, seul être trouvant grâce à ses yeux.