Alexis Jefferson ·.·

Alexis descend à l’arrêt Vista Way du 315, en direction de l’Ouest et de l’océan. Elle porte une robe d’été fleurie assez longue pour ne pas qu’elle se prenne au vent, de Californie. Elle est heureuse de son choix léger, le soleil harassant de ce début d’après-midi lui rossi déjà les joues. Elle reste bloquée devant la porte du cabinet du Dr Carter. Elle qui voyait jusqu’ici cette séance d’un bon œil, hésite à présent. C’est là son choix après tout. Rien ne la force à être ici. Faire un point avec un thérapeute sur sa vie avait été très bénéfique l’année dernière, alors pourquoi cette fois serait différente. Elle se force à sourire en ouvrant la porte. Puisqu’après tout, cette journée est radieuse.
— Prenez place mmmm… propose le psy, une fois Alex accueillie dans la salle de séance, tout en cherchant à nouveau son nom dans son agenda.
Le psy est un homme dans la cinquantaine naissante. Une chemise à petits carreaux lissée par un repassage impeccable. Une queue de cheval courte, mais propre, plaque ses cheveux poivre et sel sur son crâne vers l’arrière. Il est assez costaud, plus un physique de déménageur qu’un thérapeute. Une personne à l’attirance des hommes mûrs le trouverait séduisant. Ce qui laisse Alexis totalement indifférente.
— Alexis, répond-t-elle. Alexis Jefferson.
— C’est la première fois que vous consultez un thérapeute ?
— Non, j’aime bien faire ça une fois par an. Savoir où j’en suis dans ma vie. M’aider à être plus en phase avec ce que je ressens.
— Alors, comment vous placeriez-vous dans le large spectre du bonheur, madame Jefferson ?
— Ça va, je pense. Mais par pitié, Alex ou mademoiselle. C’est ma mère qu’on appelait ainsi.
— Ha, votre mère ? Une raison particulière pour ne pas vouloir  être associée à elle ou à son nom ?
Alexis se racle la gorge en remuant d'inconfort  dans son fauteuil. Ce psy est beaucoup plus accrocheur que le précédent.
— Vous perdez pas de temps ! Parce qu'il faut bien commencer quelque part, commençons par elle.
Alexis prend une inspiration de courage.
— Je m'étais toujours sentie proche d'elle. Je pensais que les choses étaient réciproques. Mais à mes dix ans, quand elle nous a annoncé partir travailler en Irlande, j'ai découvert sa vision de la famille.
— Peut-être était-ce une opportunité importante ?
— C'est en tout cas le baratin qu'elle nous a sorti. Cela n'empêche que six mois plus tard elle était déjà remariée, crache Alex pour la première fois.
— Pourquoi ne pas l'avoir suivi ?
— Mon père avait sa vie ici et moi aussi à vrai dire.
— Vous avez de la colère envers elle ?
— Pratiquement plus, j’ai rapidement dépassé tout ça. Elle a cru pouvoir revenir dans ma vie 12 ans plus tard, mais elle a reçu l’accueil que son départ méritait, raconte-elle un peu amère.
— Et avec votre père, comment votre vie s’est passée après le départ de votre mère ?
— Ma relation avec lui a radicalement changé. On s’est énormément rapprochés. Lui qui avant ne montrait que peu ses sentiments envers moi. Il est devenu rapidement la personne la plus importante de ma vie.
— Vous trouvez que c’est un événement plutôt positif de votre vie, au final ?
Alexis ne sait pas trop. Elle dodeline nerveusement de la tête en guise de réponse. Puis, elle a fait suffisamment de séances dans sa vie pour connaître la suite.
— Et le travail ? Que faîtes vous dans la vie ?
— Joker ? demande-t-elle avec un petit rire nerveux.
— Vous ne travaillez pas ?
— Si, bien sûr, je fais la cuisine dans un diner.
— Vous avez toujours travaillé là-bas ?
— Pas vraiment. A la sortie de l’université, j’ai été prise en stage dans une société de développement logiciel informatique. Cela m’a plu, mais sans plus. J’ai rapidement déménagé pour San Francisco, là-bas, j’ai obtenu mon premier job comme assistante pour un éditeur de jeux vidéo. Toujours pas passionnant, mais je payais mes premières factures.
— On est loin de votre job actuel, commente-t-il.
Elle affirme de la tête et continue de raconter.
— Pour mes 22 ans, mon père m’organise un bel anniversaire. Pour l’occasion, il fait venir pleins d’amis d’enfance que je n'ai pas revu depuis mon départ pour San Francisco. Alors, j’y ai revu ma première grande histoire d'amour.
A cela, Alexis sort la longue chaîne en argent qui entoure son cou. A son bout, pend un anneau en or qu’elle manipule machinalement, habitude quand elle rumine son passé.
— Vous êtes fiancée ? demande le Dr Carter pour rompre le petit silence installé, tout en pointant l’alliance dans les mains d’Alexis.
— Divorcée, annonce-t-elle une pointe de tristesse dans la voix.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Bianca..
— Oh, laisse échapper le psy malgré lui.
— Y a rien de mal. Je l’ai appris rapidement. J’avais 13 ans quand j’ai réalisé. Mon père a été le meilleur de la Terre. Il m'a énormément aidé à m’assumer en tant qu'homosexuelle. C’est une facette que je ne cache pas, mais je refuse de me définir que par ça.
— Parlez-moi de Bianca.
— Bianca c’est.. c'était mon tout. Si mon père serait mon monde, elle, était mon ciel. Elle m’a élevé jusqu'à la personne que je rêvais d’être. Je rentre donc à Oceanside et après deux ans de relation, nous nous marions. Je ne me rappelle pas avoir été aussi heureuse en amour qu’à cette période.
Elle fait une pause dans son récit.
— Tout bascule quand nous réalisons que ce qui nous manque dans nos vies, c’est de nous épanouir dans notre travail. Tous les soirs depuis que nous sommes ensemble, je prépare des petits plats délicieux pour mon épouse. L’idée germe au petit déjeuner d’une matinée de printemps. Nous décidons d’ouvrir un restaurant ensemble. Je prends donc des cours de cuisine, je commence enfin à m’amuser au travail. J’ai 25 ans quand nous ouvrons notre bébé, un restaurant de cuisine du monde. C’est pas grand, mais très bien situé, avec un bon flux. L’euphorie du début nous fait aussi commettre nos premières erreurs. Et ces dernières peinent à rattraper nos maigres succès. On se laisse emporter. On agrandit, on embauche, on s'endette alors. On va trop loin, trop vite.
Un soir d’une rare journée calme, on rentre tôt, je me dis que je vais cuisiner pour Bianca, comme avant. Je lui prépare des bouchées Kefta végé, son plat préféré. Un guide local choisit ce moment pour poster une critique assassine sur internet. Jugeant ma cuisine insipide, notre restaurant anecdotique. Cette nuit-là, j’ai cru pleurer toutes les larmes de mon corps face à tant de cruauté envers un autre être humain. Même les bras de Bianca ne suffisent pas à apaiser ma tristesse et ma honte. C’est le dernier souvenir d’amour sincère que j’ai entre nous.
Car avec la fatigue des longues journées, les premières disputes arrivent, elle en salle, moi en cuisine, la communication perd en sincérité.
On se dispute, on est alors plus distrait dans notre travail, les résultats se font sentir, les critiques tombent, les rentrées d’argent baissent, les craintes s’installent, alors on se dispute. Le cycle infernal commence.
Alexis prend une pause dans le récit. Raconter son parcours à haute voix le rend bien plus réelle. Et cette pensée l'attriste encore.
— L’épisode final de ce cauchemar prend place le 14 février de cette année, continue-t-elle. La Saint-Valentin bat son plein. Et malgré notre chute de fréquentation, la salle est comble. Le service est catastrophique, je rentre toute seule de mon côté, tellement je lui en veux de ses erreurs commises, le soir le plus important de l’année pour un restaurant. Quand elle rentre à son tour, tout éclate, tout ce que je retiens en moi depuis des semaines. Éreintée par nos seize heures de travail quotidiennes.
— Cela suffit à vous mener au divorce ?
Alexis se lève du fauteuil du psy et tourne en rond dans la pièce.
— Répondez-moi, qu’est ce qui a bien pu se passer pour mettre un terme à votre histoire d’amour ?
— En me hurlant dessus, la femme que j’aimais plus que la vie m’a demandé le divorce la nuit de la Saint-Valentin.
Alexis est abattu par ce souvenir, encore trop récent et frais dans sa mémoire. Elle s’appuie sur le dossier de la chaise et plonge sa tête dans ses bras.
— Maintenant, comment vous sentez-vous après toute cette histoire ?
— À votre avis, anéantie ! réagit-elle en se redressant. Suite au divorce, je préfère quitter l’affaire, tant notre relation est devenue conflictuelle à présent, en lui cédant mes parts. Du coup je perds tout, mon travail, mon amour, ma vie, tout.
— Vous lui en voulez ?
— Mais non, ment-elle en faisant à nouveau les cents pas, en rond dans la pièce. J’ai ma part de responsabilités là-dedans.
— C’est là ! s’exclame le thérapeute en se penchant vers elle, espérant capter toute son attention pour la suite de sa phrase. C’est ça que je vous vois ruminer depuis le début de la séance, ça qui vous a mené jusque dans la salle d’un psy, pour avoir besoin de lâcher tout ça.
— Qu’est ce que vous voulez entendre à la fin ? Que je la déteste ? Ou alors le contraire, qu’elle me manque, que je veux qu’on soit à nouveau ensemble, que je suis toujours amoureuse d’elle ? commence Alexis à s’emporter.
— Quel mal y aurait-il ? demande-t-il calmement pour l’apaiser. Vous avez le droit d’être toujours amoureuse, malgré votre divorce. C’est elle qui vous l’a imposé.
— Parce que ce serait faux. Tout s’est brisé à la seconde où elle a lâché ces mots. Elle a laissé ce travail détruire notre relation quand j’essayais nuit et jour de maintenir le tout ensemble, solide, comme je pensais que nous étions. Y laissant parfois ma santé et mon équilibre intérieur. Du coup..
Alexis réalise quelque chose, elle inspire profondément en se sentant libéré d’un poids.
— Oui, bien sûr, je lui en veux. Elle m’a abandonné, me laissant seule face à cet échec. Et ce faisant, elle nous a abandonné, notre couple, elle, et moi.
La fin de la séance sonne. Alexis récupère ses affaires. En approchant de la porte, ils se saluent.
— On se voit la semaine prochaine ? demande-t-il.
— Vous savez que je ne fais ça qu’une fois par an.
Elle pousse alors la porte.
— Pour mardi, vous auriez de la place ? demande-t-elle sur le pas de la porte. Y a peut-être une autre fille dont il faudrait parler, finit-elle par dire, toute intimidée par sa propre déclaration.
— Je vous appelle dans la journée pour vous confirmer ça, dit-il avec un sourire.
Alexis ressort enfin, elle remonte dans le bus 315, mais prend la direction de l’ouest. Face à l’océan, ses ballerines à la main, les pieds dans le sable, elle arrache sa chaîne de son cou et le projette à l’eau de toutes ses forces. Une part de sa confiance retrouvée, elle est prête à savourer cette journée, maintenant vraiment plus radieuse.