is it too late ? (danae)

tw: aucun pour le moment.

La journée est particulièrement rude pour celle qui vient de prendre la présidence de l’agence immobilière de luxe Ocean Agency. Après plusieurs rencontres avec des portefeuilles bien remplis, trois visites de biens et un conflit au sein de son équipe, Emily est éreintée. Passionnée, elle le reste, mais il y a des jours comme celui-ci où elle n’aspire qu’à retrouver sa fille et se glisser contre elle, l’écoutant parcourir ses lectures favorites. Depuis qu’elle apprend à lire, Ovie ne cesse de vouloir s’exercer pour le plus grand bonheur de sa mère. Cette dernière n’est pas absolument intransigeante sur les notes scolaires de sa fille, du moment qu’elle grandit correctement, mais il faut croire qu’elle n’a aucun souci à se faire de ce côté-là. Ovie aime lire, mais aussi faire ses devoirs avec soin quitte à en redemander. C’est une excellente élève, Emily se voit parfois en elle.
Toutefois, la journée est loin d’être terminée. Il est à peine quatorze heures, alors pour survivre elle se propose d’aller chercher des cafés pour ceux qui sont présents dans l’open space. Quelques mains se lèvent, passent commande. Emily aperçoit la stagiaire noter mentalement la commande de chacun, alors elle lui indique vouloir y aller par elle-même. “ Non, j’y vais. Merci Ornella. ” reprend-elle avec insistance, laissant la jeune femme un peu confuse. A Ocean Agency, il y a nécessairement une hiérarchie mais chacun est traité avec respect. Ou, du moins, le devrait. Il y a parfois, souvent, des débordements de la part des agents, mais Emily intervient aussitôt. Pas de ça sous sa direction, jamais.
Ceci étant dit, c’est presque par égoïsme qu’Emily veut se rendre au café du coin. Elle a drôlement besoin de prendre l’air. De sortir, n’importe où, rien que pour quelques minutes. Alors elle répète la commande de chacun et s’envole au plus vite, le bruit de ses talons hauts sur le parquet.

“ Je vais prendre trois cappuccino et un latte matcha, s’il vous plaît. ” Il n’y a pas grand monde dans le café alors Emily patiente à peine. Elle aurait bien aimé qu’il y ait un peu plus de monde afin de prolonger sa sortie. Elle aurait bien aimé, aussi, pouvoir s’asseoir sur l’un des canapés vides, sauf qu’elle a encore beaucoup de travail et qu’elle ne peut repousser tout ça afin qu’elle puisse passer un réel week-end avec sa fille, coupé de toute obligation professionnelle.
Et comme si on l’attendait au tournant, se dresse à plusieurs mètres d’elle un visage connu qu’elle ne tarde pas à reconnaître. Perchée sur ses propres talons, elle fait mine d’ignorer ce qu’elle a vu. Celle qu’elle a vue.
Danae souffle-t-elle intérieurement, son coeur bat la chamade.
Devrait-elle l’ignorer pour de bon ? La femme attablée ne l’a probablement pas vue et ele ne doit pas avoir envie que ce soit le cas. Pourtant Emily ressent à nouveau cette envie, ce besoin presque viscéral d’aller à sa rencontre. Ce n’est pas la première fois qu’une telle situation se produit, mais tout semble s’accorder pour que ce soit, en ce jour, le moment. Le bon. “ Mon collègue est allé récupérer du matcha dans la réserve, ça va prendre un peu de temps, navré pour cette gêne. ” Du temps, c’est précisément ce dont elle a besoin.

Sans tellement réfléchir, Emily rejoint la table où se trouve son ancienne petite-amie. Ses pieds la guident, ses lèvres susurrent un “ Danae ”. Elle répète ce prénom, plus fort cette fois-ci, si bien que la principale concernée lève les yeux vers celle-ci. “ Bonjour. ” articule-t-elle, presque pétrifiée.

tw: aucun.

Être chirurgienne est un travail plus qu’à plein temps. Passionnée, engagée, je ne pense qu’à ma profession, sans cesse. Quand je me lève le matin, quand je m’endors après la garde ; et même pendant les rares moments où je suis en vacances, jamais mes patients ne tombent dans les oubliettes de mon cerveau. Certains me disent que ça vire à l’obsession, mais je préfère répondre que ce n’est que la passion. Pourtant, depuis que j’ai appris ma grossesse, j’essaie de mettre mon travail de côté et de profiter de la situation pendant mes rares jours de repos. Aujourd’hui, après une garde de près de 40 heures, je n’ai pas à aller à l’hôpital. Un jour de repos bien mérité après de nombreuses heures de travail. Après une bonne nuit de sommeil, j’ai décidé de prendre du temps pour moi et d’essayer de ne pas réfléchir à mes patients malades. Ce matin, la priorité reste mon bien-être mais aussi ce fœtus qui grandit chaque jour un peu plus au creux de mon utérus. Une échographie de contrôle est programmée ce matin avec l’une de mes consoeurs – la seule au courant de ma grossesse, pour l’instant. Je me lève, prends le temps de me concocter un bon petit-déjeuner nourrissant. Hier, mon chef m’a préparé des pancakes et je retrouve l’assiette avec les instructions de réchauffage sur le plan de travail de la cuisine. 1 minute au micro-onde. J’attrape une assiette pour y déposer trois pancakes puis les ‹…réchauffe comme les consignes le conseillent. L’odeur sucrée commence à se répandre dans l’appartement et je sens déjà une nausée s’inviter. Je prends le temps de m’asseoir et de respirer calmement pour tenter de la faire passer. Après quelques minutes, ça passe et je me lève pour récupérer mes pancakes. J’y ajoute un peu de confiture de framboise, me prépare un café et pars m’installer sur la table de la terrasse. Le soleil est présent et la température commence à monter. Il fait beau et bon, un temps pareil m’aide à garder ma bonne humeur. Je termine mon petit-déjeuner et reste quelques instants à profiter de la vue sur l’océan. Puis, je rentre pour me rendre dans mon dressing et me préparer pour mon échographie.

J’enfile l’une de mes chemises préférées et un pantalon skinny de grossesse que j’ai été obligé d’acheter la semaine dernière. Je ne suis enceinte que de deux mois, mais visiblement, bébé prend déjà bien ses aises, si bien que je ne rentre déjà plus dans mes pantalons. Je savais que pour une première grossesse, le ventre peut être long à faire son apparition et pourtant… je fais visiblement partie des exceptions. Je me maquille légèrement et prends la direction de l’hôpital. Forcément, je croise mes collègues – je ne peux pas m’empêcher de demander des nouvelles de mes patients, mais essaie de me faire discrète jusqu’à la salle d’imagerie. L’examen se déroule merveilleusement bien et j’ai le droit de garder quelques clichés. À la fin du rendez-vous, c’est déjà l’heure du déjeuner bien entamée et je décide de m’accorder un repas dans un café du coin. Une cuisine pas forcément élaborée, mais je n’en ai pas tellement besoin. Je commande un café – encore, ainsi qu’un wrap au poulet tikka. Leur sauce à la mangue est absolument excellente et je suis habituée. Je pars m’installer à une table libre, et la serveuse ne tarde pas à me servir. Le café est vide, il n’y a pas grand monde et l’atmosphère est agréable.

À la fin du repas, je sors un livre de mon tote-bag pour m’accorder un moment de lecture. Je commande à nouveau un café et me plonge dans mon livre. Je ne vois pas les minutes – ou même les heures qui défilent. Seulement, je suis sortie de mon moment par quelqu’un prononçant mon prénom. Une voix qui m’est familière, très familière même. Je lève les yeux et fronce un peu les sourcils en reconnaissant celle qui vient de me saluer. Emily. Mon ex petite-amie. Mon cœur se noue un peu à sa vue, je n’ai pas oublié ce qu’il s’est passé, malgré les années. Nous ne nous sommes pas revues depuis tellement longtemps… “Oh, Emily. Bonjour.” Je lui offre un léger sourire, forcé. Pourquoi vient-elle me saluer ? Je ne sais pas vraiment quoi en penser. J’attrape mon tote bag pour y sortir un des clichés de mon échographie de ce matin pour le glisser dans mon livre en guise de marque-page. Je range ensuite mon livre dans mon tote-bag avant de lever à nouveau la tête vers Emily. “Ça fait longtemps. T’as pas tellement changé.” Bien sûr, les années ont marqué son visage, mais c’est normal. Je ne sais pas vraiment quoi dire, ni quoi faire… Je ne m’attendais vraiment pas à la voir aujourd’hui, ici, maintenant. Pas après tant d’années à essayer de l’éviter – presque inconsciemment.

tw: aucun pour le moment.

Le hasard fait bien les choses, dit-on, Emily se demande si c’est bel et bien le cas. Car, en l’espèce, elle n’est pas des plus prête pour faire face à son passé. Pas plus à ses erreurs. Non que Danae ne soit une erreur, ni même leur relation, mais plutôt la manière dont Emily a géré la fin de leur histoire. Il lui reste une tonne de dossiers à évaluer, plusieurs réunions à gérer, alors pourquoi décide-t-elle de briser le mur de glace qui se dresse entre elle et son ancienne compagne ? Pourquoi aujourd’hui alors que ce n’est pas la première fois qu’elle la croise ? Elle ne saurait répondre à cette question. Peut-être est-ce la fatigue qui bloque ses raisonnement ou bien le temps que prend sa commande à être préparée ? Quoiqu'il en soit, il est trop tard pour se poser des questions. Emily prononce ce nom qu’elle a autrefois tant aimé susurrer, manquant d’air quand le regard de Danae se pose enfin sur elle. Pire, son cœur sursaute quand elle dit son prénom.
Mal à l’aise, Emily doit assumer. Elle n’a pas d’autres choix. Ceci dit, elle pourrait écouter la conversation, faire demi-tour et prétendre que cette rencontre n’a jamais eu lieu. Mais elle n’est pas lâche et, pour se montrer tout à fait honnête, elle n’en a pas envie. Elle ne veut pas fuir. Elle ne veut plus fuir. Pas même face à ce sourire que Danae lui présente un sourire qui n’a rien de naturel. Ça se sent, ça se voit. C’est de sa faute, à Emily, elle le sait et s’en veut. Elle profite d’un moment d’inattention pour reprendre son souffle qu’elle lui avait coupé puis accueille ses mots avec un peu plus d’armes. “ Merci. Tu n’as pas tellement changé non plus. ” Malgré la polie banalité de ces mots, Em est sincère. Elle observe ce visage qu’elle a tant aimé, ce regard qui lui racontait tant d’histoires autrefois quand, aujourd’hui, ils demeurent vides. Incapables d’être lus par l’agente immobilière. “ Comment vas-tu ? Tu travailles toujours à l’hôpital ? ” Très intéressée par sa réponse, Em étudie précieusement la silhouette de celle qu’elle a tant aimé. Silhouette qui se contente de son haut de corps, de ces bras qui l’ont tant de fois réconfortée, de ce buste sans cesse royalement droit et de cette peau dont l’arôme la rendait folle.

Les larmes lui montent presque aux yeux, mais Em se contrôle et reprend ses esprits. “ Est-ce que tu vas bien ? ” se répète-t-elle mais de manière bien plus posée. Il n’est plus question de politesse, mais d’intérêt véritable. Si elle se doute bien que son ancienne compagne n’a pas envie de se confier à elle, Em ne peut retenir sa curiosité, son intérêt sérieux, son désespoir ultime.

tw: aucun.

C’est difficile de prévoir ce qu’il va se passer dans la journée quand on se lève le matin. On peut faire des prédictions, prévoir des événements, avoir de bonnes intentions, mais nous ne pouvons jamais être certain du déroulé de la journée. Quand je me suis levée ce matin, je n'aurais pas pu imaginer que j’allais à nouveau entendre la voix d’Emily s’adresser à moi. Plus de dix ans après l’avoir entendu une dernière fois. Emily, je l’ai aimé, si fort, avec des sentiments bien plus grands que je n’ai plus jamais ressenti après notre rupture. Après cette trahison, notre éloignement, et puis, les non-dits. Sans doute plus que ce que je ne l’imagine, et rien que d’y penser, ça me donne encore mal au cœur. Avoir Emily en face de moi aujourd’hui fait renaître la rancœur qui semblait dormir au fond de mon cœur brisé. J’essaie de sourire, lui dit qu’elle n’a pas changé. Moi non plus, d’après elle. Pourtant, les années ont passé et de l’eau a coulé sous les ponts. Peut-être même qu’Emily est mariée, je dois avouer que je n’en ai aucune idée. J’aurai pu me renseigner, la stalker, mais est-ce que j’avais le temps ? Elle m’avait trahi, en acceptant de l’argent de la part de mes parents. C’était déjà trop, trop insoupçonné et trop douloureux pour essayer de m’assomer davantage à essayer de voir si elle avait une vie heureuse maintenant. Je la contemple, de haut en bas. Elle est belle. Elle n’a vraiment pas changé, malgré les années. Des rides, bien-sûr, mais c’est normal.

Elle essaie de s’intéresser à moi, à ma profession. Quand nous nous sommes rencontrées, nous étudiions ensemble la médecine. C’était son rêve, à elle aussi, un rêve brisé et qui nous a aussi sans doute séparées et éloignées. Qu’est-ce qu’elle est devenue maintenant ? A-t-elle trouvé une carrière dans le médical pour se raccrocher à son rêve ? Je me doute que la réponse est négative, autrement, je l’aurai sans doute déjà croisé dans le cadre de mes fonctions. “Je vais bien. Oui, j’ai terminé d’étudier l’an dernier. Je me suis finalement tournée vers la chirurgie neuro… et pédiatrique. J’arrivais pas à choisir, tu me connais.” Rectification. “Enfin, tu me connaissais. Ce point-là n’a pas changé.” Je suis légèrement froide dans ma voix. C’est difficile de ne pas l’être après ce que j’ai traversé. J’ai plutôt intérêt à me détendre, ça ne sert à rien de continuer à lui en vouloir, non ? On a grandi, faut tourner la page. Mon ex-petite amie ne semble pas dans son assiette et me demande à nouveau si je vais bien. Je fronce un peu les sourcils, j’ai l’impression qu’elle ne va pas très bien, de son côté. Est-ce ma présence qui la perturbe ? Ou une autre raison, que j’ignore ? “Je vais bien, mais toi, Emily, comment vas-tu ? Assieds-toi, tu te sens bien ?” Je lui offre un nouveau sourire, un peu plus réconfortant et aimable cette fois-ci. “Ça fait longtemps… combien de temps, dix ans, quinze ans même. Tu as trouvé ta voie, finalement ?” Ça m’intéresse, je suis curieuse. Ma rancoeur est présente mais j’essaie de me détendre, si elle est venue me parler aujourd’hui, ce n’est peut-être pas pour rien. Et puis, je n’ai plus envie de vivre dans le passé, je préfère aller de l’avant. Surtout avec mon heureux événement qui arrive. Une maman qui vit dans le passé, ça doit pas être fun.

tw: aucun pour le moment.

Par une matinée ensoleillée, Emily se voit se redresser pour mieux observer celle qui ronronne encore, plongée dans un confortable sommeil. Les rayons solaires traversent les fins rideaux, l’un d’entre eux venant caresser le doux visage de l’endormie. Scotchée par cet instant de grâce, l’étudiante en médecine ne peut retenir un sourire. Un sourire de ceux que l’on ne contrôle pas, qui témoignent du bonheur dont on ne peut douter. A s’écouter, Em caresserait à son tour la peau veloutée de Danae. Mais elle ne veut pas la réveiller, ni briser ce moment à jamais gravé dans sa mémoire.


Se retrouver face à celle qui a tant de fois compté n’était pas dans le plan de l’agente immobilière. Ce n’est pas la première fois qu’elle croise son chemin et jusqu’à ce jour, elle est parvenue à l’éviter. Alors pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi a-t-elle finalement cédé à ce besoin viscéral de prendre de ses nouvelles ? La principale intéressée  ne saurait le dire, mais c’est ainsi.
Elle ne le regrette pas, pas même lorsque Danae lui apprend avoir fini son cursus et s’être spécialisée en neurologie pédiatrique. Un sourire mélancolique lui est incontrôlable quand la chirurgienne appuie sur le fait que ça n’a rien d’étonnant qu’elle ait eu du mal à trancher. Mais à peine a-t-elle prononcé ces mots qu’elle revient dessus, appuyant sur le fait qu’Emily la connaissait bien… avant. Le sourire s’évanouit et ce n’est qu’après avoir difficilement avalé sa salive qu’Emily parvient à lui répondre. “ Félicitations, je suis très contente pour toi. ” Son ton n’inspire que véracité. Sans savoir pourquoi, à nouveau, le visage de sa fille s’impose à sa conscience. Tout cela lui semble irréel. Ça l'est réellement quand elle imagine confier sa fille à Danae. Un frisson la parcourt parce que pour rien au monde elle ne souhaite que cette situation se produise, mais elle ne peut que bloquer sur cette possibilité invraisemblable. La vie auprès de Danae lui semble si proche et en même temps si éloigné… Alors oui, Em perd un peu de sa contenance et se répète. C’est qu’elle a tant envie que tous les rêves de celle qu’elle a autrefois tant aimé aient trouvé réalité ! Elle aimerait savoir si tout va vraiment bien, mais elle a conscience de trop en demander. Une fois encore, tout lui semble irréel. Elle a pourtant tant attendu ce moment…

Embrassée de sa réaction, Em prend la proposition de s’asseoir en face de Daae au pied de la lettre puis la rassure. “ Oui, je vais bien. Pardon, c’est juste que… ça fait si longtemps ! Je ne sais pas par quoi commencer. ” Peut-être par s’excuser ? Un sourire réconfortant l’amène à se poser, à reprendre sa respiration. “ Oui ! Je me suis finalement découvert un talent pour l’immobilier. Je suis à la tête de l’Ocean Agency. Tu as dû en entendre parler dans les médias, c’est une agence immobilière de luxe plutôt réputée. J’ai récemment été promue associée. ” Elle omet de répondre au début de phrase de Danae, se concentrant sur l’interrogation à laquelle il lui est plus confortable de répondre. “ Tout se passe pour le mieux. Beaucoup de travail, mais j’arrive à trouver un bon équilibre entre le travail, ma famille et Ovie. ” Particulièrement fière de ce qu’elle a à présenter, Em en oublie que Danae n’a aucune idée de qui est Ovie. C’est qu’elle a tant l’impression que son ancienne vie auprès de Danae est proche qu’elle en oublie les quinze années qui la séparent de celle-ci.

tw: aucun.

Je ne m’attendais pas vraiment à tomber sur Emily aujourd’hui. Encore moins à lui parler, à ce qu’elle vienne me voir, dix ans après notre rupture. Ces dernières années, nous nous sommes fuis, mutuellement et ce n’était pas une mauvaise chose. J’ai parfois l’impression de ne jamais m’être remise de cette rupture, de cette déception, de cette trahison. Alors, forcément, je suis un peu froide quand je m’adresse à elle. Loin de moi l’idée de continuer à lui en vouloir, mais je n’ai jamais compris comment elle avait pu accepter de l’argent venant de mes parents. Peut-être qu’un jour, j’aurai des réponses, mais pour l’instant, nous nous intéressons à nos vies. Je lui raconte ma réussite professionnelle, ma plus grande victoire. J’ose imaginer que ça ne doit peut-être pas être facile pour elle. Être médecin était son rêve, à elle aussi, et son abandon prématuré des études a été terrible à l’époque. Ça a engendré notre perte aussi, quand on y pense. La brune me félicite et je lui offre un léger sourire. “Merci beaucoup. Si on m’avait dit ça il y a dix ans… j’aurai eu du mal à y croire.” Et c’est vrai. En commençant mes études de médecine, je ne m’attendais pas à choisir la chirurgie, encore moins à choisir deux spécialités. Je n’avais pas tellement d’idées, mais finalement, je suis fière de ce que je suis devenue.

Je prends à mon tour des nouvelles de mon ex-petite-amie, en veillant à ce qu’elle aille bien. Elle ne semble pas dans son assiette, alors, je l’invite à s’asseoir et à se détendre. Sa raison de malaise me fait baisser légèrement les yeux – ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vu. C’est vrai, elle n’a pas tord, et je suis un peu perturbée moi aussi. Elle me raconte qu’elle s’est découvert une passion pour l’immobilier et je souris. Je l’imagine bien dans ce domaine-là, ce n’est pas une surprise. “Oui, je connais. C’est eux qui m’ont aidé à acheter une maison récemment.” À tout moment, elle aurait pu être mon agent immobilier quand on y pense. Comment aurais-je réagi si cela avait été le cas ? Je n’en sais rien. Emily ajoute à nouveau qu’elle va bien, qu’elle a trouvé son équilibre, entre sa famille et… Ovie. Qui est-ce ? Peut-être sa femme. Ou son mari. Ou son chien, un chat. L’idée qu’elle ait eu un enfant m’effleure l’esprit, mais je l’oublie rapidement. Sans doute pour essayer de rester dans une sorte de déni. Pourtant, c’est tout-à-fait possible, la preuve étant que je suis moi-même enceinte. “Je suis heureuse que tu aies trouvé ta voie. Je t’imagine bien dans ce domaine en plus.” Je lui offre un léger sourire. Très vite, ma curiosité remonte à la surface. “Qui est Ovie ? Tu es mariée ?” Autant poser la question directement, plutôt que de tourner autour du pot.

tw: aucun pour le moment.

L’orientation professionnelle n’a pas été une question facile pour Emily. Après une année de médecine, à travailler encore et encore pour de piètres résultats, un rêve détruit par la réalité de la vie, elle a dû retomber sur ses pattes. L’échec n’a pas été facile à surpasser pour celle qui a toujours été parmi les premiers de sa classe et cela depuis sa première entrée à l’école. Emily a toujours eu des facilités scolaires, sans compter un sérieux et une rigueur incommensurable. Comme quoi l’adage selon lequel à qui veut le peut, à qui se donne les moyens réussit, n’est pas tout à fait juste. Mais Em peut lui concéder une part de véracité au regard de ce qui a suivi et de son succès actuel. Elle a su se relever, brillamment même. Loin d’être prétentieuse, elle demeure objective et se félicite de son parcours. Aujourd’hui à la tête d’une des plus influentes agences immobilières de luxe de la ville, Em ne regrette pour rien au monde son parcours. De même que son premier échec et ceux qui ont pu suivre. “ Oui, j’ai vu ton dossier passer. ” Loin de mettre son nez dans les affaires qui ne la concerne pas, un dossier au nom de son ancienne petite-amie a retenu son attention. Elle n’y a pas touché, ne s’est pas renseignée davantage mais a félicité son collègue étant sur la vente, ravie également pour Danae. De son succès, de son nouvel achat, de sa nouvelle vie. Même si Em n’était pas dans l’équation.
Alors elle n’a aucune peine à résumer son état actuel, ne jalousant guère le succès de celle qu’elle a autrefois tant aimée. “ Merci ” répond-elle aux gentils mots de Danae. Em se sent plus détendue qu’aux prémices de cette discussion et se livre à la confidence avec plaisir. Pourtant, un frisson la parcourt. Danae confond Ovie avec une potentielle conquête. Emily aurait dû se montrer plus prudente, préciser qu’elle parle de sa fille, parce qu’alors elle ne se sent plus très confortable dans cette discussion. Où est-ce que son ancienne compagne puise une telle force pour lui adresser une question aussi directe ? Aussi délicate au regard de leur ancienne relation ? Ce n’est qu’après plusieurs secondes de silence qu’Em parvient à répondre en essayant de dissimuler son malaise. “ Ovie ? Non ! Ovie est ma fille. Elle a six ans. ” Son téléphone à la main, elle farfouille jusqu’à trouver une photo. “ C’est elle. ” précise la fière mater en la tendant à Danae. Elle omet volontairement de répondre à la seconde interrogation de son ex compagne et demande à son tour : “ Et toi ? ” Pas certaine de vouloir connaître la réponse.

tw: aucun.

Je n’ai pas de mal à imaginer Emily faire carrière dans l’immobilier. Je sais que son grand rêve était de faire médecine, et je sais combien l’abandon de ses études l’a affecté. Elle et notre couple aussi, en quelque sorte. Alors je suis heureuse de savoir qu’elle a finalement trouvé sa voie, elle aussi. L’immobilier lui correspond : elle a un fort caractère, c’est une femme ambitieuse et je ne doute pas de son talent. Elle m’annonce travailler dans une agence, et il se trouve que c’est celle qui m’a trouvé ma maison. Je lui en fait part, et elle m’annonce avoir vu passer mon dossier. Je me pose des questions : est-ce qu’elle aurait pu être mon agent immobilier ? A-t-elle refusé de l’être ? Aurait-elle eu la possibilité de l’être ? Ces questions resteront sans réponse mais je sais bien que le hasard fait parfois bien les choses. “Oh. Tu aurais presque pu être mon agent immobilier alors.” dis-je en souriant. Au fil de la discussion, j’essaie de me détendre et cacher ma rancœur envers ce qu’il s’est passé. À quoi cela servirait de toute façon ? Nous continuons de discuter, et lorsqu’Emily évoque une certaine Ovie, j’arque un sourcil. Qui est-elle ? Un chat ? Un enfant ? Sa femme ? Les possibilités sont nombreuses et à nouveau, les questions s’entrechoquent dans mon esprit. Après plusieurs minutes d’hésitation, j’ose lui poser la question de l’identité de cette fameuse Ovie. Est-elle mariée ? À sa réponse, je ne peux cacher ma surprise. Ovie est sa fille, de six ans. Je ne m’attendais pas vraiment à cela, à imaginer Emily maman. Pourtant, cette dernière me montre une photo de la petite fille et je ne peux m’empêcher de sourire. Elle ressemble à Emily, il n’y a aucun doute, c’est bien sa fille. “Oh, félicitations, alors. Elle est très mignonne, elle a l’air de te ressembler.” dis-je en souriant à nouveau. Est-ce qu’Emily est mariée, alors ? Je n’aurai visiblement pas de réponse à cette question puisque mon ex-petite-amie n’y répond pas – volontairement, ou non. À la place, elle me retourne la question. Est-ce que j’ai des enfants ou est-ce que je suis mariée ? Je n’en sais rien, mais sur le moment, je panique un peu et la réponse me vient naturellement, sans que je n’y réfléchisse avant. “Je suis enceinte.” Je fronce les sourcils. L’ai-je vraiment dit ? Personne n’est encore au courant. C’est bien la première fois que j’ose évoquer le sujet… et en plus à quelqu’un que je n’ai pas vu depuis plus de dix ans. “Ça fait quelques semaines. C’est encore un peu nouveau pour moi… et j’ai un peu la trouille. Je ferai mieux de te demander des conseils.” Je souris. Finalement, ce n’est pas une mauvaise chose d’en parler à Emily. Elle aurait bien fini par le savoir et puis, elle a une fille. Alors j’imagine qu’elle doit comprendre ce que je traverse.