L'amitié, c'est parfois s'éloigner, mais toujours se retrouver | Jude
Lena passait la porte de l'immeuble que lui tenait l'agent immobilier, puis se tournait vers ce dernier pour le remercier pour son temps avait de lui souhaiter une bonne journée. L'appartement qu'elle venait de voir ne lui avait pas tapé dans l’œil. Certes, il rassemblait ses critères et il semblait très agréable, mais pas de coup de foudre. Ça aurait été un choix locatif, elle se serait dit pourquoi pas, mais puisque c'était un achat, elle préférait attendre un bien dans lequel elle se projetterait sans aucun problème. De plus, elle n'était pas pressée, si la vie chez ses parents n'était pas son idéal -a chaque fois qu'elle sortait, elle était questionnée sur ce qu'elle allait faire, un vrai retour en adolescence- elle n'avait pas à se plaindre et ne se sentait pas pressé de partir.
Après quelques pas dans la rue, la femme jetait un coup d’œil à sa montre connectée. 16h55. Elle allait être carrément en avance, mais elle n'avait rien prévu d'autres et puis même, elle ne prendrait pas le risque de finir en retard, elle n'aimait pas être en retard. Ainsi, elle continuait son chemin vers le Revolution roasters ou elle avait rendez-vous avec Jude dans un peu plus d'une trentaine de minutes. Alors que ses pieds la conduisaient dans la bonne direction, Lena repensait à l’échange qu'elle avait eux deux jours plus tôt avec l’éditeur. Il lui avait fallu quelques semaines -voir mois- pour trouver le courage d'envoyer un message qu'elle avait réécrit bien des fois espérant trouver la formulation parfaite -qu'elle n'avait finalement jamais trouvé-. La raison à l'origine de cette procrastination intensive ? La honte. Un grand mot, mais c'était le plus juste. La pilote avait complètement conscience qu'elle n'avait pas répondu à quelques messages de Jude avant que le contact ne se coupe entre les deux. Elle savait qu'elle était l'origine de cet éloignement et elle le regrettait. Elle n'avait pas assuré alors qu'elle s'était promis de ne pas le lâcher, car lorsqu’elle avait rompu, puis quitter la ville, elle savait qu'elle l'avait ébranlé, qu'elle l'avait mis devant un fait qu'il se refusait de voir et qu'il aurait peu de monde à qui en parler le jour où il voudrait. Ainsi, elle s'était promis que s'il voulait, il pouvait compter sur elle, puisqu'elle savait déjà. Puis tout était parti en vrille. Oui, elle n'avait pas assuré et lorsqu'elle s'était rendu compte de tout ça, elle pensait sincèrement qu'il lui en voudrait, il aurait de quoi, elle n'avait pas été là comme promit. Du coup, elle s'était même demandée si elle était légitime à une reprise de contact, si elle avait le droit de débarquer comme une fleur après tout ce temps. Son esprit avait débattu quelque temps avec ce problème pour finalement en venir à la conclusion que la décision ne lui appartenait pas, mais bien à lui. Elle avait donc fini par envoyer ce fameux message.
La rapidité de réponse de son interlocuteur l'avait plus que surprise. Sincèrement. Elle aurait déjà été heureuse d'avoir une réponse après le ghosting dont elle avait fait preuve, mais qu'il réponde aussi rapidement, elle ne l'avait pas prévu et c'était retrouvé surprise devant son téléphone. En plus de prendre de ses nouvelles, il avait considéré qu'elle n'était pas la seule coupable, alors que très clairement, du côté de Lena, il n'y avait pas de doute et la suite de l'échange n'était nullement marquée par le temps qui avait passé, bien au contraire, tout s'était fait simplement et voilà qu'il devait se revoir aujourd'hui.
Arrivé au café, Lena s'installait en terrasse, le temps s’y prêtait avec le soleil qui brillait quelque peu dans le ciel. De plus, elle n'avait pas oublié la mauvaise habitude de Jude qui lui était plus supportable en extérieur. Après avoir demandé un café au serveur, la pilote hésitait un instant sur le fait de garder ou non la veste en jean's qu'elle avait enfilée par-dessus son top et complétait la robe longue qu'elle portait. Finalement, au vu de la brise, elle la gardait sur le dos et fouilla dans son sac pour en sortir un livre dans lequel elle se plongeait en attendant l'arrivée de Jude.
Jude achève sa sixième pause-clope de la journée lorsqu’il jette un œil à sa montre et constate avec un soulagement mâtiné de crainte qu’il est l’heure de débarrasser le plancher. Le tire-au-flanc assumé attrape sa veste de costume délaissée sur le dossier de sa chaise et part en claironnant un aurevoir qui lui attire de nombreux regards noirs. Se ruiner la santé pour un travail dénué de sens, très peu pour lui ; du moins, aujourd’hui. Il fut un temps où c’était loin d’être le cas, mais son entreprise aura soigneusement achevé de le dégoûter de s’impliquer – hormis pour de rares auteurs en lesquels il croit vraiment. Aussi a-t-il pris l’habitude de faire de nombreuses pauses, alternant entre café et cigarette, pour meubler ses journées ennuyeuses et attendre que sonne l’heure du départ. Ce jour-là ne déroge pas à la règle, quoiqu’il soit bien plus anxieux que d’ordinaire. La perspective du café en tête-à-tête avec Lena le travaille. Il a beau être soulagé d’avoir de ses nouvelles – il s’était inquiété de son silence, qui ne lui ressemblait pas –, l’éditeur ne peut qu’appréhender ces drôles de retrouvailles. Hormis son psy, c’est la seule personne en possession d’une information sensible : celle de son homosexualité. Pour couronner le tout, il se trouve que c’est également son ex, qu’il a peu ou prou embarquée dans trois ans d’une relation illusoire ; terminée dans un bain de larmes et une douloureuse remise en question dont il commence à peine à récolter les fruits aujourd’hui.
Volontairement ou non, il lui a fait beaucoup de mal – et Jude doute de pouvoir se le pardonner un jour. Avant d’être son laissez-passer en territoire hétérosexuel, c’était son amie. Ce n’est pas comme s’il en avait toute une tripotée, et il ose les envoyer au casse-pipe sans même leur demander leur avis ! Il est irrécupérable. À ses yeux, il ne mérite pas la relation apaisée que Lena lui a permis de reconstruire avec elle ; du moins, avant qu’elle ne disparaisse. Plus que tout, il espère que c’était pour de bonnes raisons. Un besoin de respirer, s’éloigner, voir du pays… ou se couper de lui, qui a gâché les dernières années de sa vie.
En se garant à proximité du Revolution Roasters, Jude se mord la lèvre ; culpabilité déchaînée qu’il tente de garder enfouie au fond de ses entrailles pourries. L’envie de fuir se fait pressante, mais il ne peut pas tourner les talons maintenant. Et si elle avait besoin de lui ? Après tout, pourquoi l’aurait-elle recontacté après tout ce temps si ce n’était pour une bonne raison ? Mi-résolu, mi-résigné, il sort de l’habitacle dont il claque la portière avant de s’éloigner en direction du café. Lena se trouve en terrasse, reconnaissable malgré les mois écoulés qui auraient pu la changer. Elle est plongée dans un livre, aussi ne le remarque-t-elle pas immédiatement – et quelque part, heureusement, car ses yeux s’arrêtent trop longtemps sur son visage concentré, avec une nostalgie et une tristesse qui attisent une pitié grotesque. Elle lui a manqué – au plus fort de sa dépression, il aurait été capable de l’appeler en sanglotant comme un mioche paumé, mais il ne l’avait pas fait. Il avait respecté son silence et son éloignement, qu’il méritait – juste punition pour ses mensonges, pour cette confiance qu’il avait piétinée ; ses remords n’y changeaient rien.
Après s’être ébroué pour chasser la mélancolie gluante qui lui colle à la peau, Jude pousse la porte du café et se dirige vers elle avec un sourire un peu pâlot. “Hey.” C’est tout ce qu’il trouve à dire, la gorge nouée et les mots coincés entre ses cordes vocales bloquées. Dans un mutisme un peu embarrassé, il se débarrasse de la veste de son costume, l’étend sur le dos de la chaise sur laquelle il s’assoit et sort mécaniquement son paquet de cigarettes avant de s’arrêter. “Tu détestes ça” se rappelle-t-il brusquement en grimaçant. Pas la peine de lui infliger l’inconfort de sa présence à peine arrivé. Un soupir vient comme une virgule pour laisser le paquet abandonné de côté, et il croise les mains sur la table pour les empêcher de tripoter nerveusement le premier bidule venu. “Comment vas-tu ?” s’enquiert-il, une inflexion légèrement inquiète dans la voix. “Ça fait longtemps…” ajoute-t-il avant d’avoir pu s’en empêcher, les yeux tombant comme ceux d’un cabot triste. Il la détaille en silence, cherchant des réponses qu’il a peur d’écouter.
La lecture avait un énorme avantage : elle occupait l’esprit, c'était même pour cette raison qu'il était dure de lire et de réfléchir à un sujet de la même manière. Pas impossible, mais les lignes n'était alors qu'une suite de mots incompréhensible puisque l'esprit était trop occupé pour se charger de les interpréter. Et c'était bien pour s'occuper l'esprit que Lena avait sorti le livre de son sac. Non, parce que les questions, elle en avait déjà fait le tour, plusieurs fois ses derniers mois et ce n'était pas pour autant qu'elle avait fait la moindre progression dans sa quête aux réponses. Donc lire, c'était un bon refuge, un de ceux qu'elle avait toujours eus. Ainsi, les minutes défilaient pendant que les lignes se déroulaient sous les yeux de la pilote. De temps à autre, à la fin d'un paragraphe, elle profitait du café qui avait été rapporté par le serveur. Prise dans sa lecture, elle ne voyait pas vraiment le temps défilé et ce ne fut que lorsqu'elle entendit la salutation de Jude qu'elle réalisait que l'heure de leur retrouvaille avait sonné.
Lena quittait le livre de ses yeux pour les lever contre celui qui se tenait face à elle.
Un curieux silence de quelques secondes raisonnait et Lena en profitait pour analyser les traits de Jude avant que celui-ci ne pose LA question. La fameuse interrogation que l'on posait à toute personne que nous croisions que ce soit au boulot, dans la rue ou au café du coin, mais qui n'avait jamais la même signification. Car soyons clairs, cette question était bien plus une politesse lorsqu’on a prononcé auprès d'un collègue qu'une réelle interrogation -sauf si vous étiez proche de ce collègue-. On la pose sans réellement attendre de réponse en retour, exceptée un "Bien et toi ?" ou alors un "Comme un jour de boulot, et toi ?" ou bien d'autres dans ce style. Bref, personne ne s'attendait à ce que l'autre se mette à déballer sa vie et lorsque ça arrivé, on se retrouvait bien plus surpris et coincé qu'autre chose. Oui, mais voilà, aujourd'hui, la personne qui posait la question ne donnait pas l'air de n'attendre qu'une réponse banale. La réponse semblait l'intéresser vraiment, puisque le ton était marqué d'une légère inquiétude qui n'échappait pas à Lena qui connaissait plutôt bien l'homme qui se trouvait là. Alors, la femme s'interrogeait sur ce qu'elle pouvait lui répondre. Elle n'était pas là pour se plaindre de sa vie, mais elle devait tout de même noter qu'un retour aussi express de Portland, ce n'était pas pour rien et si pour le moment, il ignorait ce détail, il risquerait de le comprendre assez rapidement. Rien que par le fait qu'elle vivait chez ses parents. Mais avant qu'elle n'eût le temps de verbaliser une réponse, Jude faisait remarquer que le temps était passé depuis leur dernière rencontre ou même conversation.
Sa salutation timide rencontre un écho légèrement surpris – elle paraissait plongée dans sa lecture, coupée de l’imminence de leur rencontre que Jude ne parvenait pour sa part pas à se sortir de la tête. Alors qu’il s’installe en silence, Lena ne cherche pas à le rompre, tout occupée à marquer soigneusement la page de son livre avant de relever des yeux étonnés sur lui lorsqu’il mentionne évasivement ses cigarettes ; enfin, ses beaux yeux se baissent et trouvent l’objet de sa remarque, qui lui tire un petit rire. “Oh.” Cette fois, c’est à l’aîné Pascoe de marquer son étonnement. Mérite-t-il vraiment cette attention, tout ça pour s’intoxiquer les poumons et polluer l’air qu’elle respire ? Pourtant, son ex-petite amie a effectivement pris soin de s’installer en terrasse et de pousser le cendrier vers sa place. “Merci” se contente-t-il de souffler, sans savoir quoi dire d’autre – de toute façon, il aurait sans doute l’air pathétique à se perdre en excuses pour une histoire aussi triviale. Avec des gestes d’habitué, il tire un briquet de sa poche et une cigarette de son paquet, qu’il allume une fois coincée au coin de ses lèvres gercées. La première inspiration calme instantanément ses nerfs, malgré le regard qu’il sent peser sur lui pour détailler ses traits. A-t-il changé ? ll n’en a pas la moindre idée. Peut-être a-t-il plus de cheveux blancs ; de rides, aussi. Lena, quant à elle… est toujours aussi diablement belle. C’est à se demander comment elle a pu s’intéresser à un mec comme lui. Sur tellement d’aspects, il ne la mérite pas.
Attentif à ce qu’elle répond à sa question, il est d’abord un peu déstabilisé de l’entendre plaider coupable pour son silence, affirmant qu’elle regrette. “Non, non” lâche immédiatement l’éditeur en secouant la tête. “Tu…” Une hésitation marque le début de sa phrase, tandis qu’il cherche ses mots, la meilleure façon d’exprimer ce qu’il ressent. “Je serais bien mal placé pour te reprocher de t’être éloignée pendant un temps” soupire-t-il enfin. “Tu as fait preuve d’une patience légendaire avec mon cas” ajoute Jude dans un petit sourire penaud. Désespéré, aurait-il pu ajouter, mais il s’en est abstenu. En réalité, il ne lui en a pas voulu un seul instant lorsqu’elle a cessé de répondre à ses messages ; il s’en est voulu à lui – d’avoir tout gâché. La suite lui fait cependant froncer les sourcils. “Bien mieux ?” répète-t-il, la voix chahutée d’accents soucieux. “Qu’est-ce qu’il s’est passé ?” Il se mord les lèvres, jugeant sa question trop directe ; trop déplacée, lui qui n’a plus le droit d’exiger quoi que ce soit de sa part. “Si tu veux m’en parler” ajoute-t-il alors, pour faire bonne mesure.
Quand la discussion revient à lui, Jude se tortille sur son siège avec embarras. Il a toujours été mal à l’aise lorsqu’il s’agissait de parler de lui ; vraiment de lui, et pas simplement en évacuant le sujet par un “super et toi ?” mécanique. Il lui doit bien une réponse sincère, n’est-ce pas ? Ses yeux clairs se détournent pudiquement, tandis qu’il tire nerveusement sur sa cigarette ; un nuage de fumée expiré plus tard, il revient difficilement au visage douloureusement familier de Lena. “Je suis toujours en thérapie” commence-t-il, un peu pour souligner qu’il continue à fournir des efforts, un peu pour justifier qu’il n’a pas l’air bien vaillant non plus. “J'ai réfléchi à…” Un déglutissement difficile, qui lui reste en travers de la gorge. Pourquoi est-ce toujours si difficile d’en parler à haute voix ? “À faire mon coming-out à ma sœur” achève-t-il, mordillant pensivement l’intérieur de ses joues. Il n’ajoute pas qu’il n'est pas parvenu à sauter le pas avant trois années de thérapie, se trouvant toujours mille excuses pour repousser le moment à plus tard. Il ne parle pas non plus de sa vie sentimentale, aussi aride que le désert de Gobi – enfin, si l’on oublie ce rendez-vous accidentel qu’il n’avait tout simplement pas identifié comme un date, gros benêt qu’il est.
Le temps qui passe marque les traits de tous, pas toujours de façon franche, mais lorsque nous avons été proches de quelqu'un, proche comme Lena l'avait été de Jude, il y a des marques qui se remarquent. Un peu plus de cheveux gris, des cernes marquant une fatigue. Oui, le temps avait passé, mais Jude n'avait pas perdu de son charme pour autant. Elle aussi avait pris quelques traits, elle le savait, les avait vus plus d'une fois dans son reflet, mais c'était ainsi qu'était faite la vie. Elle les avait acceptés. De toute manière, à partir du moment où les enfants de ses plus vieux amis étaient soit adultes, soit plus près de cet âge que celui de l'enfance, elle ne pouvait pas nier qu'elle commençait, elle aussi, à cumuler les années au compteur… Cigarette sur les lèvres pour Jude, les deux interlocuteurs parlèrent du temps qui avait passé sans vraiment le faire. Prendre des nouvelles de l'autre, pour de vrais, pas juste par sympathie, marquée le début de ce temps à rattraper.
Ce temps, justement, qu'ils ont passé éloigné, fut l'un des premiers thèmes aborder, personne n'y allait de son reproche, tout le monde y aller de son excuse. Parce qu'il n'y avait pas de réel coupable à cette histoire, en fait, si, mais il n’était pas autour de la table, il n'aurait rien à y faire et de toute manière, il ne s’excuserait certainement pas, car Lena n'était pas sûre qu'il ait conscience du mal qu'il a pu lui causer.
Pour clore ce sujet, la brune fit le choix de répondre sincèrement à la question qui avait précédé et comme elle pouvait si attendre, cela soulevait une nouvelle interrogation. Jude ne possédait peut-être pas les traits du petit-ami idéal, mais coté amitié, l'on pouvait conter sur lui.
Puis la conversation se détournait sur lui. La même question, une réponse tout aussi sincère. La phrase était courte, simple, mais sous-entendait beaucoup. Il avançait, même si ce n'était pas toujours facile, c'était ce qui importait. Par ailleurs, il y avait cet autre fait, cet autre point, cette réflexion qu'il avouait avoir menée sur le fait de dire la vérité à sa sœur, sa chère jeune sœur.
La douceur de Lena a quelque chose de réconfortant et, en même temps, d’éminemment culpabilisant. Jude aurait presque préféré qu’elle lui en veuille, qu’elle le rejette, qu’elle énumère ses fautes et ses défauts – mais ce n’est pas son genre, et sur ce point, elle ne semble pas avoir changé. Il se demande sincèrement comment il a pu jeter son dévolu sur une créature aussi sincère et bienveillante ; comment il a pu lui infliger plusieurs années d’un mensonge intime et cruel. Une certitude s’enfonce dans sa chair à mesure que ses mots doux s’égrènent avec les secondes de ce rendez-vous : il ne la méritait pas, et ne la mérite sans doute toujours pas – ne serait-ce qu’en tant qu’amie. Un sourire grimaçant étire les commissures un peu tremblantes du quadragénaire, qui tire nerveusement sur sa clope grignotée. “Je ne t’en voudrai pas même si c’était le cas. Je l’ai bien mérité.” Ça lui paraît être la réponse la plus juste. J’apprécie ton pardon, mais je suis conscient que je suis chanceux. Et, là, tout de suite, ce qui lui importe, c’est surtout de savoir comment elle va, elle. Après tout ce temps, après cette blessure, après l’éloignement et tous ces changements.
La réponse est visiblement dure à apporter. Lena hésite, se renfrogne presque imperceptiblement. Le sourire qu’elle finit par étirer sonne faux – ce qui a le don d’inquiéter son ex-petit ami. L’éditeur acquiesce aussitôt lorsqu’elle explique qu’il lui est difficile d’en parler ; voilà un sentiment qu’il connaît bien. Être piégé avec lui-même, enchaîné à ses pensées et à ses erreurs insurmontables. L’anxiété croît dans le ventre de l’homme, qui couve Lena d’un regard soucieux. La façon dont elle présente les choses est plus que déroutante. Si bien que ses sourcils grisonnants se froncent et qu’il entrouvre des lèvres perplexes. Il ne cherche pas à protester, car il n’est pas question de lui à cet instant ; mais bien d’elle. “Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu as rencontré un… type malveillant ?” l’interroge-t-il, hésitant. Il espère sincèrement que la réponse est négative, bon sang.
Heureusement, cette conversation n’est pas seulement tricotée d’erreurs passées et de malheurs récents, mais également de bonnes nouvelles. Lena paraît ravie pour lui lorsqu’il avoue qu’il a fait son coming-out à Nell. Il lui retourne un sourire timide, pas encore tout à fait sûr de lui. “Oui… Elle a bien réagi. Enfin… Ce n’est pas que j’en doutais, mais… On doute toujours de tout dans ces moments.” Une nouvelle grimace déforme ses lèvres, alors que l’embarras le démange. C’est difficile à expliquer pour qui n’a jamais eu à faire son coming-out. Ce n’est jamais un moment agréable, même lorsque l’accueil est chaleureux. L’angoisse broie du noir pour toutes les personnes présentes sans qu’il n’y ait rien à dire. Heureusement, cette gêne finit par se diluer et s’oublier, mais il n’est pas mécontent d’en être débarrassé.
Il l’aurait mérité… Voilà ce à quoi il pensait et Lena savait parfaitement que tout ceci reflétait parfaitement le fond de ses pensées. Ça la poussait presque au soupir, mais elle savait que ça ne servirait à rien. La brune avait tout à fait conscience qu’il ne serait certainement pas le seul à penser ainsi si la situation réelle de leur rupture avait été connu du monde. Certains seraient peut-être plus cruels même, mais Lena tenait sa position. Non, il n’avait pas mérité qu’on le lâche sans regarder en arrière, car l’éclat de leur rupture n’était rien à côté de ce qu’il avait dû affronter. La vérité, une vérité qu’il se cachait a lui-même et que tout le monde ignoraient, sauf elle -et le psy de Jude un peu plus tard-. Une vérité qu’il avait dû affronter, admettre et qu’elle lui avait imposé. Elle ne regrettait pas ce dernier point, elle ne dit pas qu’elle l’a fait dans les règles de l’art, mais elle ne pouvait pas partir sur un mensonge tout en le laissant dans le sien. Et puis même, si elle l’aurait fait, il y aurait toujours eu cette incertitude : lui aurait-il menti volontairement tout au long de leur relation ? Car si ça aurait été le cas, peut-être -car on ne saura jamais- qu’elle aurait réagi autrement. En attendant, Lena laissait le silence répondre, car elle sentait que ce n'était pas un combat qu’elle gagnerait et puis aujourd’hui n’était pas destiné à savoir qui avait raison, mais bien à se retrouver. De plus, elle entendait la gratitude de Jude tout comme il avait entendu ce qu’elle avait à lui dire à ce propos.
Puisqu’il était question de se retrouver, ils échangeaient sur le temps qu’ils avaient passé éloigné. L’échange avait conduit Lena a évoqué ce qu’il s'était passé à Portland, mais elle ne l’avait pas fait de front, encore trop pris par les ressentiments. Ce qui conduisait Jude à devoir lire entre les lignes pour tenter de comprendre avant de formuler une question pour savoir s’il était sur la bonne interprétation. Malveillant… C’était le mot qu’il utilisa. Lena s’arrêtait un instant sur ce mot. Jusqu’à présent, elle aurait qualifié l’individu qui avait entravé une partie de sa vie de connard, enfoiré… Elle avait même pensé à une déviance psychologique, mais malveillant, elle ne l’avait encore jamais qualifié ainsi. Et pourtant, ça semblait correspondre, car il est impossible de manipuler quelqu’un comme il l’avait fait avec elle sans en avoir l’intention. Pas pour ce genre de manipulation, il l’avait isolé, il avait utilisé son passé et lorsqu’elle avait voulu s’éloigner, il l’avait poursuivi jusqu’à ce que Lena ne trouve que la fuite vers sa ville natale comme seule solution. Et même ici, elle craignait de le voir un jour au détournement d’une rue.
Après Lena, il fut question de Jude qui notifia la pilote d’un progrès qu’il avait fait. La brune n’avait que pu s’en ravir pour lui, car elle était réellement contente qu’il avance, même si elle savait que la route était encore longue.
L’inquiétude point et se confirme, malheureusement. Les sourcils déjà froncés d’appréhension, Jude se sent pâlir en entendant la réponse de Lena. Oui, elle est bien tombée sur un type malveillant. Ses yeux s’écarquillent légèrement et sa bouche s’entrouvre à nouveau, mais elle s’empresse de souligner qu’elle va bien
La conversation revient à lui ; l’occasion de montrer un progrès, et pas des moindres. Enfin, il lui aura fallu beaucoup trop de temps pour quelque chose d’aussi simple aux yeux de la société américaine moderne, mais au moins l’a-t-il fait, n’est-ce pas ? Lena semble du même avis, visiblement ravie pour lui. Fidèle à elle-même, elle acquiesce pour lui indiquer qu’elle comprend ; et compatit. Elle a beau ne s’être jamais retrouvée dans sa situation, l’empathie qu’elle lui montre le ferait presque croire. Et ça lui a manqué, de la côtoyer, de lui parler – tout est tellement simple, avec elle. On se sent bien, c’est tout. Lorsqu’un serveur prend leurs commandes, la pilote saisit l’occasion de cette virgule narrative pour l’interroger sur son emploi actuel. Un rire un peu désabusé sort de la bouche de Jude, qui esquisse une grimace désolée. “Oui, oui, toujours éditeur senior…” Ça sonne comme un regret. “Je commence à me lasser de ce monde. Ou de cette boîte.” Qui appartient à la figure paternelle tant crainte. “Je ne sais pas, je réfléchis à me lancer à mon compte…” La voix est hésitante, mais résolument pensive. Il aimerait pouvoir se détacher de ce fardeau familial ; s’éloigner de ce qui, inconsciemment, pourrait lui porter sévèrement préjudice si sa sexualité arrivait jusqu’aux oreilles des parents. “Et toi ? Tu en es où, avec ton retour ?” La question est un peu plus large que la simple profession, interrogation timide visant à s’assurer qu’elle s’en sort ; si tel n’était pas le cas, Jude ne pourrait faire autrement que lui tendre sa main.
Le sentiment de colère qui animait Jude n'était pas inconnu de Lena puisque c'était aussi ce sentiment que ressentait cette dernière lorsqu'elle repensait à cette histoire. De la colère contre ce type qu'elle avait rencontré, mais aussi contre elle-même, parce qu'elle n'avait rien pu voir venir. Colère qui se transformait en honte, mais qui ne s’éteignait pas au fond d'elle. C'était certainement pour cette raison qu'elle n'arrivait pas à en parler, parce que même si elle avait conscience de cette colère, en parler à voix haute, se serait confirmé que tout ceci avait lieu d'être. Alors, lorsque Jude lui demandait de lui raconter ce qui s'était passé, Lena se retrouvait confronté à sa propre colère, a sa propre honte et si elle entendait l'inquiétude de son ami, il lui fallut quelques secondes. Oh, elle se doutait qu'il n'y avait aucune obligation derrière les paroles, elle savait qu'elle pourrait simplement dire qu'elle ne voulait pas lui en parler, mais n’était-il pas déjà trop tard ? Et puis, si elle continuait à passer cette histoire sous silence, finirait-elle vraiment par avancée comme ce qu'elle prétendait si bien ? Oui, elle allait mieux, parce qu'elle avait repris le contrôle de sa vie, parce qu'elle se retrouvait libre de faire ce qu'elle souhaitait, mais allait-elle réellement bien ? Car la colère était toujours présente en elle. Et puis, en face, c'était Jude, et même s'ils s'étaient éloignés, ils avaient se passer en commun du temps où ils avaient vécu côte à côte et où elle avait appris à le connaître mieux personne et inversement. Alors, à qui d'autre pourrait-elle mieux en parler.
Heureusement, cette conversation n'était pas l’essentiel de leur échange, puisqu'après un passage sur Jude, les deux interlocuteurs enchaînèrent sur une conversation beaucoup plus banale. Ainsi, Lena demandait à son ami s'il avait toujours le même boulot. La réponse n'était pas très surprenante, mais le ton sonné comme un regret et surtout, il ajoutait qu'il pensait à changer pour peut-être se mettre à son propre compte.
Lena accepte d’en parler. Son ventre se noue. Jude pressent que ça ne va pas lui plaire, car les prémisses n’annonçaient déjà rien d’agréable. Son hésitation palpable le rend nerveux, et ses yeux bleus suivent les discrets gestes d’évitement qui la trahissent. Le récit est difficile – à dérouler comme à entendre –, mais il ne l’interrompt pas. Mord sa langue quand il le faut ; ses lèvres quand la colère et le chagrin l’éclaboussent trop. Enfin, c’est terminé. Jude a l’impression qu’il peut à nouveau respirer. Instinctivement, sa main trouve la sienne pour l’étreindre ; en signe de soutien, affirmation silencieuse –
L’émotion reflue lentement pour laisser place à la suite ; le futur, leur vie qui n’attend pas qu’on s’apitoie dessus. L’éditeur hoche la tête, plutôt heureux de l’entendre abonder dans son sens. C’est une décision qu’il repousse depuis déjà trop longtemps. Ensuite, il l’écoute attentivement. Un sourire joue sur ses lèvres alors qu’elle évoque la curiosité de ses parents. Ce retour en arrière ne doit pas avoir que des mauvais côtés ; un brin de familiarité adolescente qui doit avoir quelque chose de réconfortant pour elle, au fond. “Oh, formidable !” s’exclame-t-il en apprenant l’obtention de son nouveau job. “Je ne me suis jamais fait de souci quant à tes capacités professionnelles. Je suis content de voir que ça n’a pas changé.” Au moins une bonne chose dans ce marasme.
Ses yeux se baissent sur sa main, qu’il n’a pas lâchée. L’hésitation se peint sur son visage. Doit-il la retirer ? Elle ne peut pas mal le prendre, n’est-ce pas ?
Le contact de la main de Jude sur la sienne n'était pas un grand geste, mais était tout ce qui fallait à Lena pour que l'appréhension s'éloigne d'elle. Il ne semblait pas la juger, juste apporter sa présence. La brune arqua rapidement un sourcil lorsqu'elle l'entendit grogner qu'il aurait dû être là.
La conversation passait ensuite par plusieurs sujets avant de se porter sur le renouveau, sur ce qui s'offrait à eux ont présent. Jude évoquait une envie de se mettre à son compte, Lena choisissait de parler de son retour dans la maison familiale ainsi que du nouveau travail qu'elle avait trouvé.
Quant au contact de la main de Jude sur la sienne, ça ne la gênait pas. Son esprit ne s'arrêtait pas sur ce détail, ils étaient amis, ils avaient été plus par le passé et ce contact n'était qu'un rappel qu'il était là, l'un pour l'autre, dans leur propre galère. Lena était au clair sur la relation qu'elle entretenait avec Jude, elle l'avait aimé, elle l'aimait toujours, mais d'une autre façon. L'avoir dans sa vie était quelque chose d'important pour elle et ce geste, cette présence tactile était naturelle pour la relation qu'ils entretenaient.