(jude), we're lonely dancers.
Il appréciait Jude, Avràn. Il aimait passer du temps avec lui et trouvait que le contact avec ce dernier était facile. Il avait pourtant toujours peur des nouvelles rencontres, le brun. Peur du moment où il devrait parler de lui plus en détail. Il y avait encore des sujets sur sa vie personnelle qu’il avait du mal à aborder. Son dernier mariage en date, notamment et les circonstances dans lesquelles il s’était terminé. Il n’avait aucun mal à admettre qu’il avait connu beaucoup d’histoires, qu’il n’avait pas un parcours particulièrement stable, mais son mariage avec Haley, c’était presque un sujet tabou pour lui. Parler de cette histoire, ça le poussait à parler de sa fille qu’il avait perdu et même après des années, il avait toujours autant de mal à le faire. C’était un traumatisme qui restait gravé en lui et dont il n’arrivait pas à se défaire. C’était peut-être normal, dans le fond. Perdre un enfant était sans doute l’une des pires choses qui puisse arriver à quelqu’un. Alors, parfois il se disait qu’il ferait mieux d’éviter de rencontrer de nouvelles personnes et d’essayer de tisser des liens, au moins, ça lui permettait de garder ce pan de sa vie privée.
Mais ce serait dommage de passer à côté de nouvelles rencontres. Surtout quand le courant passait bien. Il trouvait que le temps qu’il passait avec Jude était intéressant. Jude lui-même, était une personne intéressante. Alors ça aurait été dommage de ne pas essayer de creuser le lien naissant entre eux, simplement parce qu’il avait peur de devoir parler de lui. Il avait décidé de lutter contre cette crainte, Avràn et il avait tenté sa chance. Il avait proposé à Jude qu’ils se fassent un restaurant ensemble. Il ne savait pas trop où est-ce que les choses pouvaient aller avec Jude. Mais, qui ne tente rien n’a rien, après tout. Jude avait accepté, alors c’était plutôt bon signe, non ? C’était en tout cas ainsi qu’il voyait les choses, Avràn. Il lui avait donné rendez-vous dans un restaurant de la ville, mexicain, au moins il serait dans sa zone de confort. Même si, la meilleure nourriture mexicaine, se trouvait clairement de l’autre côté de la frontière, d’après lui. Ça faisait un peu loin, pour un dîner, le Mexique, alors il fallait bien se contenter de ce qu'il y avait ici. Il s’était posé à une table en attendant Jude, explorant rapidement le menu. Il n’eut le temps que de le survoler rapidement, avant que ce dernier n’arrive. « Hey. » Il lança en se levant pour le saluer d’une poignée de main, avant de s’installer de nouveau sur sa chaise. « Comment tu vas ? » Il demanda ensuite, soucieux de prendre des nouvelles de Jude. Toujours plus intéressé par ce qu’il pouvait se passer dans la vie des autres que dans la sienne. La sienne, c’était devenu un sujet trop compliqué, même pour lui. Si bien qu’il avait appris à toujours tourner la conversation autour des autres et s’il devait vraiment parler de lui, il pourrait facilement dévier vers Vida, sa fille - celle qui était encore en vie - ou sur le boulot. « Je suis content que tu sois venu. » Il ajouta, sourire aux lèvres. Il n’avait pas été certain que Jude accepte cette invitation et pourtant, il l’avait fait, laissant croire qu’ils étaient sur la même longueur d’onde, tous les deux ; loin de se douter qu’en vérité, il faisait fausse route.
C’est un poil échevelé que Jude passe la porte du Marieta’s, les pommettes rosies d’accuser un retard auquel il n’est pas accoutumé. Tristement ponctuel et fiable d’ordinaire, l’éditeur s’est laissé avoir par un coup de fil impromptu – pourtant, il devrait être rompu à l’exercice ! Mais, eh bien, il est là, et bientôt il aperçoit son rendez-vous du jour assis à une table du restaurant mexicain. Un bref instant, rien que le temps qu’un serveur ou une serveuse ne vienne le voir, il ordonne ses cheveux argentés en pagaille et se fait la réflexion qu’Avràn est encore plus beau lorsqu’il s’absorbe – que ce soit dans un menu ou un manuscrit traitant d’histoire naturelle. Cette pensée l’aurait probablement fait rougir d’embarras quelques mois plus tôt, mais il commence doucement à se faire à l’idée – martelée par son psy – qu’il n’y a rien de plus normal que de se sentir submergé par toutes les possibilités de sauter le pas après plus de trois décennies passées dans le déni. Même si, en l’occurrence, la possibilité demeurera une possibilité, car il n’y a absolument aucune chance que Salazar s’intéresse de près ou de loin à lui sous ce prisme. Enfin, ça ne l’empêche pas de profiter d’un dîner en bonne compagnie, après tout. Il est apparu évident, dès les premiers échanges professionnels, que ces deux-là s’entendaient bien. Et Jude est loin de pouvoir cracher sur une amitié naissante, quand bien même il aurait peut-être aimé avoir le courage et l’opportunité de tenter quelque chose.
Lorsqu’une serveuse affable l’interpelle pour lui demander s’il a réservé, le quadragénaire rêveur acquiesce avec un léger temps de retard – arraché à ses pensées cotonneuses sans avoir prêté attention au fait que son regard était resté accroché aux larges épaules du paléontologue. Oui, oui, il a réservé et on l’attend déjà ; et il fait mine de ne pas voir le sourire complice de la serveuse qui a capté son petit air songeur. Elle l’amène jusqu’à la table déjà occupée, puis le laisse s’installer en signalant qu’elle viendra prendre leurs commandes dans quelques instants. Aussitôt, Avràn se lève en l’apercevant et lui tend une poignée de main franche, que Jude serre avec ses doigts délicats de bureaucrate. Il apprécie beaucoup ses manières très directes et l’aura de simplicité qu’il dégage ; ça a quelque chose de réconfortant… d’apaisant, même. “Hey” répète-t-il en miroir, soudain un peu trop pataud. Les deux hommes s’assoient, laissant tout juste le temps à l’éditeur de se délester de sa veste légère pour découvrir un inhabituel polo décontracté. D’ordinaire, il est toujours tiré à quatre épingles pour le rencontrer ; mais aujourd’hui, il ne travaille pas. Et la perspective de partager un moment de son temps libre avec Avràn lui plaît plus qu’elle ne l’intimide ; un peu lâchement parce qu’il est persuadé qu’il n’aura rien d’effrayant à affronter en sa compagnie, comme l’opportunité de franchir la frontière qu’il ne s’est jamais autorisé à passer.
Sans vraiment savoir pourquoi, la façon donc son rendez-vous du jour lui demande comment il va lui paraît étonnamment plus sincère que ces “comment ça va ?” lâchés comme une virgule – n’attendant rien d’autre qu’un “ça va, ça va” distrait pour passer à la suite. Alors, il fait l’effort de répondre tout aussi sincèrement : “Un peu embarrassé d’être arrivé en retard” rit-il, attrapant le menu avec des mains avides de s’occuper. “Je me suis laissé avoir par un auteur bavard. Tu sais comment ils sont !” Les sourcils légèrement froncés, il parcourt les entrées et les plats avec trop d’application. Aussi se laisse-t-il surprendre lorsqu’Avràn lâche : “Je suis content que tu sois venu.” Aussitôt, Jude relève les yeux d’un air surpris, déstabilisé. En découvrant le sourire tranquille qui étire les commissures de son interlocuteur, il se sent bizarrement troublé. “Oh, euh… Je ne vois pas pourquoi j’aurais refusé !” réplique-t-il d’abord, décontenancé. “Mais je suis content que tu m’aies invité” ajoute-t-il avec un sourire plus timide que celui qui lui fait face. C’est moi ou cet échange sonne comme un rencard ? Ses prunelles pâles en points d’interrogation glissent du visage agréable du chercheur au reste de son corps en quête d’indices vestimentaires. A-t-il fourni des efforts notables ? Jude aurait-il pu vraiment passer à côté d’une invitation à flirter ? Non, c’est absurde, se raisonne-t-il. Mais qu’y connaît-il, au juste, en matière de séduction avec un homme ? Clignant un peu bêtement des yeux, il préfère retourner au menu pour ne pas avoir l’air trop stupide.
Décidé à ne pas laisser le moindre malaise s’installer, Jude repose la carte et relève à nouveau le menton pour lui accorder toute son attention. “Et toi, comment vas-tu ?” Précautionneusement, il a fait attention à poser sa question sur le même mode que son interlocuteur ; d’une part, parce qu’il prend goût à l’honnêteté qui se dégage de son visage franc, et d’autre part parce qu’il s’intéresse à la réponse. Avràn parle rarement de lui, et le mystère que constitue cet homme au-delà de sa présence agréable et rassurante a piqué sa curiosité dès la première rencontre. Jude ne parvient pas à le cerner, mais pas d’une mauvaise manière ; il a envie d’en savoir plus. C’est l’occasion ou jamais, après tout.
Il n’était pas du genre à s’offusquer pour quelques minutes de retard, Avràn. Lui, il était de ceux qui étaient toujours en avance, manifestation d’une anxiété dont il n’avait jamais été capable de se défaire et qui allait, sans l’ombre d’un doute, le poursuivre jusqu’à la fin de sa vie. Il avait l’habitude d’attendre un peu les autres, parce qu’il était toujours là, des plombes en avance, ce qui n’était pas toujours une bonne chose. Heureusement, aujourd’hui, il n’avait pas l’impression d’être arrivé super tôt, en tout cas, quand on l’avait conduit à la table réservée au préalable, on n’avait pas fait de commentaire sur l’heure, c’était plutôt bon signe. Il n’avait pas non plus l’impression d’avoir attendu Jude pendant trop longtemps. Peut-être trop occupé sur son téléphone pour voir les minutes passer. Vilain défaut qu’il rejetait bien volontier sur Vida qui peu à peu semblait le contaminer. Il avait pris le temps de regarder les derniers messages qu’il avait pu avoir et puis surtout, les dernières publications de Vida sur les réseaux sociaux. Même si elle vivait sous son toit et qu’elle n’hésitait pas à lui parler de ses projets, il était toujours curieux de les découvrir directement quand ils étaient postés.
Il avait rangé son téléphone une fois Jude arrivé. Il passait son temps à dire à sa fille de profiter de la vie autrement qu’à travers son téléphone, alors il n’allait pas se mettre à en abuser. Il haussa les épaules, le sourire aux lèvres suite à sa réponse. Pas besoin de s’en vouloir pour ces quelques minutes de retard, elles n’avaient vraiment rien de dramatique. « T’en fais pas pour ça, avec une fille influenceuse, on oublie ce que c’est d’attendre. » Il répliqua dans un léger rire. Il y avait toujours des choses à aller regarder et puis, dans son cas, il avait été absent de la vie de sa fille, alors il avait beaucoup de choses à rattraper. « L’excuse est plus qu’acceptable en plus, difficile de leur fausser compagnie. » Il ajouta, d’un ton léger. Avec son travail, ce serait mal vu en plus, qu’il écourte les entretiens avec les auteurs qu’ils fréquentaient. Raison de plus de ne pas le juger pour ce petit retard de rien du tout. L’important, c’était qu’il soit là. Avràn était vraiment content qu’il ait accepté cette invitation. Lui qui avait encore du mal à nouer du lien avec les autres, ça le rassurait, ça l’aidait à sortir de sa bulle. Avec un peu de chance, ça l’aiderait même à aller de l’avant, chaque petit pas, aussi petit soit-il, était bon à prendre. « Ça me fait plaisir. » Il répondit, toujours souriant. Content qu’il soit venu, content aussi qu’il ait accepté l’invitation. Il se serait senti bête si ce dernier avait refusé, même si c’était des choses qui arrivaient. « Ça va. » Il répondit dans un premier temps. Toujours vague quand on lui posait cette question, comme s’il essayait de l’éluder le plus rapidement possible. Parce que la plupart du temps, ça n’allait pas, mais il n’avait pas envie de raconter ses problèmes à chaque personne lui posant la question. Mieux valait qu’il s'attarde sur les détails en compagnie de son psy, lui au moins, il était payé pour l’écouter. « J’ai passé la journée au musée et j’adore ça, je suis toujours comme un gosse qui entre là-dedans pour la première fois. » Son job, c’était clairement l’un des points positifs de sa vie. L’un des trucs auxquels il s’accrochait avec force pour tenir le coup, malgré les malheurs dont il peinait à se remettre. Alors il pouvait facilement appuyer sa réponse avec ça. Partir dans cette voie là, c’était mieux que de partir dans les trucs compliqués. « Et je termine la journée avec un dîner en bonne compagnie, alors ouais ça va plutôt bien. » Il ajouta, le regard posé sur Jude, le sourire accroché aux lèvres. La compagnie était bonne en effet, alors autant en profiter, parce que ça rendait vraiment cette journée un peu plus agréable.
Jude mentirait s’il prétendait qu’il n’est pas soulagé de voir Avràn hausser les épaules en réponse à son retard. Le menu entre les mains pour occuper ses doigts naturellement nerveux et le cul vissé à une chaise qui l’empêchera assurément de trébucher, il se laisse surprendre par l’explication qu’invoque le paléontologue pour évacuer le temps d’attente comme s’il ne s’agissait que d’une poussière. Il rit d’abord à sa petite pique sur les auteurs, avant de s’autoriser à faire preuve de curiosité. “Ta fille est influenceuse ?” répète-t-il en haussant deux sourcils surpris, mais néanmoins intéressés. Sans vraiment y penser, ses yeux intrigués se posent sur les larges pognes de son interlocuteur à la recherche d’une alliance, en vain. Divorcé ou veuf, conclut-il. “Sur quelles plateformes ?” Il a bien envie de demander où se situe le créneau sur lequel elle s’est rangée, mais l’impression d’être trop intrusif le retient. Peut-être que sa réponse lui donnera l’information sans qu’il n’ait à le mitrailler de questions. Et puis, ils auront tout le dîner pour développer si nécessaire.
Déstabilisé par les soudaines questions qui l’assaillent concernant la nature de ce rendez-vous, Jude tient toutefois à faire bonne figure et à ne pas laisser (trop) transparaître son trouble. C’est forcément qu’il aura mal interprété ; après tout, Avràn a l’air d’être très naturel, comme gars, il dit sans doute les choses comme il les pense, sans arrière-pensée particulière. Pourtant, la façon dont son interlocuteur affirme tranquillement que ça lui fait plaisir sans se départir de son sourire lui fait piquer un fard et baisser le nez davantage encore vers son menu. Ce n’est qu’après avoir eu l’idée de glisser vers un échange plus classique qu’il émerge à nouveau des plats, attendant la réponse de l’enseignant-chercheur avec un intérêt sincère. Les premiers mots lâchés, banals, ne lui en disent pas plus que ce qu’il peut deviner, avant que le large bonhomme ne se décide à évoquer le musée – ce qui arrache un sourire à Jude, d’ores et déjà préparé à lui poser des questions intéressées : sur quoi il planche en ce moment, par exemple. Et alors qu’il s’apprête à creuser le sujet, la suite lui coupe à nouveau l’herbe sous le pied. Un dîner en bonne compagnie. N’est-ce pas exactement ce qu’on dit d’un date ? Cette fois, il lui est impossible de dissimuler le rose qui lui monte aux joues, notamment lorsqu’Avràn plante ses yeux dans les siens sans cesser de sourire. On ne se comporte pas comme ça avec de simples connaissances, pas vrai ? Il ne se fait pas de films, si ?
Jude joint deux mains très agitées pour les contraindre à l’immobilité, soudain secoué d’un petit rire gêné qui lui fait baisser les yeux un instant sur ses doigts entremêlés. Ce n’est qu’au prix d’un vif débat intérieur qu’il les relève timidement, les pommettes toujours chaudes. Son sourire se tord en grimace désolée, et il baisse instinctivement la voix pour poser la question qui lui brûle les lèvres : “Je, euh… Je suis vraiment désolé si ce n’est pas le cas, je suis fatigué, mais… Est-ce que… Est-ce que tu me dragues, là ?” Instinctivement, il jette un regard anxieux aux alentours afin d’être certain que personne n’a saisi quoi que ce soit de cet échange improbable. Il se trompe forcément. Il est fatigué, il l’a dit lui-même ! Alors, pourquoi se sent-il obligé de clarifier la situation ? Il aurait très bien pu ignorer son trouble et faire comme si de rien n’était. Pourquoi… Parce que j’en ai envie, réalise-t-il avec stupéfaction. Envie que ça soit vrai, envie de se sentir désiré par un homme pour la première fois de sa vie passée dans le déni. Et, quelque part, cette révélation le bouleverse. Il se sent tout à coup fragile, à fleur de peau – effrité comme une roche trop fatiguée par le ressac. Et sans doute que tout ça se voit dans ses yeux, parce qu’il a peut-être envie de lâcher pour une fois ce poids qui lui écrase la poitrine depuis l’adolescence ; peut-être envie qu’on le voie, enfin, tel qu’il est réellement.
Vida était clairement sa plus grande fierté et ce même s’il avait passé des années à en être séparé. La mère de la jeune femme, l’une de ses ex-compagnes, avait fait en sorte qu’il soit complètement expulsé de la vie de leur enfant. Elle l’avait même remplacé en trouvant un autre homme qui avait passé sa vie à prétendre être le père de Vida. Lui, il n’avait pas réussi à empêcher les choses de se passer ainsi. Il avait mis un terme à sa carrière de chanteur pour s’isoler et se faire oublier des médias, parce qu’il ne supportait plus cette vie. Elle, elle avait au contraire, toujours tout mis en œuvre pour attirer les paparazzi et les caméras dans sa vie. Alors pendant que lui, il était en cure de désintoxication à lutter contre ses démons, on l’avait éjecté de la vie de sa propre fille. Il l’avait mal vécu, Avràn, mais avait quand même lutté pour reprendre sa vie en main, décidant finalement d’aller à l’université pour faire de longues études. Il aura fallu des années pour que Vida découvre les mensonges de sa vie et se pointe à sa porte. Lui, il avait suivi son parcours de loin, parce qu’elle était enfant star, évidemment, avec une mère pareille, puis elle avait commencé à se démarquer sur les réseaux sociaux. Il avait peur que la notoriété lui fasse autant de mal qu’elle lui en avait fait à lui. Mais au moins, maintenant, il était là pour la soutenir.
« Je crois qu’elle se définit plus comme vloggeuse. » Il haussa les épaules, est-ce qu’il y avait vraiment beaucoup de différence entre les deux termes ? Peut-être qu’il commençait à être un peu trop vieux pour comprendre. « Beaucoup de vidéos sur youtube, mais elle est aussi pas mal présente sur instagram. » Probablement TikTok aussi, mais c’était un média avec lequel il avait vraiment du mal. Une chose était sûre : elle était toujours en train de tout filmer, Vida. Même les fois où il avait eu l’occasion de l’emmener sur des sites de fouilles où ils avaient pu profiter de magnifiques paysages, elle était en train de filmer. Ça faisait de bons souvenirs, lui-même, il prenait pas mal de photos, mais à l’excès, il ne pouvait pas s’empêcher de se demander si les personnes toujours accrochées à leurs téléphones pendant les voyages, en profitaient vraiment. Il aurait pu parler de sa fille pendant des heures, Avràn, mais ils n’étaient pas là pour ça. Il avait eu d’autres idées en tête en proposant ce date à Jude, alors, autant laisser un peu Vida de côté. Pas brute de décoffrage pour un sous, Avràn, il était plutôt discret, peut-être pas non plus hyper à l’aise, parce que des rencards, il n’en avait pas eu depuis un moment. Mais il pouvait quand même lui faire comprendre qu’il appréciait sa compagnie, c’était un bon début. Mais la question de Jude lui dit assez vite comprendre qu’il y avait eu un malentendu entre deux. On ne demandait pas à quelqu’un s’il était en train de nous draguer, lorsque les choses étaient claires des deux côtés, non ? Maintenant, il se sentait comme un idiot, le Salazar. Ne savait pas enfoncer le clou en demandant s’il aimerait qu’il soit en train de le draguer - ce que serait surenchérir sur la drague - ou juste mettre les choses au clair. La deuxième option était la plus juste non ? C’était bien ce qu’il lui semblait en tout cas. « Euh, c’était le plan, en effet. » Il répondit dans un rire nerveux. Au moins, l’honnêteté c’était ce qu’il y avait de mieux, même si, dans le cas actuel, le malaise était en train de se creuser. « C’est moi qui suis désolé du coup, si j’ai mal interprété les choses en te proposant ce dîner. » Il avait cru qu’y avait une petite ambiguïté naissante entre eux deux, mais la question de Jude semblait lui prouver qu’il était le seul à l’avoir ressenti. « Désolé, j’me sens idiot maintenant. » Il ajouta, dans un nouveau rire, toujours aussi nerveux. S’il avait été du genre à boire de l’alcool, il aurait été ravi d’avoir un verre dans lequel se noyer en cet instant.
Sincèrement intéressé par le métier de sa fille, Jude écoute attentivement la réponse de son rendez-vous. Il hoche la tête avec compréhension lorsqu’il invoque le terme vloggeuse, pas très surpris de l’entendre expliquer qu’elle poste beaucoup sur YouTube et Instagram ; les plateformes par excellence pour ce type de contenu. “Je vois ! C’est plutôt pratique pour toi, tu peux être tenu au courant de sa vie sans même avoir à demander” plaisante-t-il, petit rire échappé du bout de lèvres encore timides. “C’est chouette pour elle que tu t’y intéresses, il me semble que beaucoup de parents désapprouvent ce genre de métier” ajoute l’aîné Pascoe en penchant légèrement la tête de côté pour observer Avràn à la dérobée. La façon dont il parle de son enfant a quelque chose de touchant, que Jude ne saurait pas exactement définir, mais qui l’intrigue tout autant qu’elle renforce la sympathie qu’il éprouve pour le large bonhomme. C’est une facette qu’il ne connaît pas encore ; en fait, il réalise qu’il en connaît assez peu sur son interlocuteur. S’il se montre bavard lorsqu’il s’agit de son champ de compétences, il est en revanche bien plus discret sur tout ce qui touche à quelque chose de plus intime. D’un autre côté, l’éditeur serait bien mal placé pour lui reprocher quoi que ce soit ; il fonctionne de cette façon depuis qu’il est né, sans compter tous les mensonges qui se sont additionnés pour couvrir ce déni de plus en plus lourd à porter.
D’ailleurs, pas tout à fait de plein gré, ils s’y retrouvent tous les deux brutalement confronté ; Avràn en se montrant ambigu – d’une façon qu’il peut difficilement ignorer – et Jude en osant poser une question qui le chamboule tout entier. Le chercheur est secoué d’un rire nerveux qui traduit son soudain malaise, et confirme ses soupçons avec une honnêteté limpide qui soulage au moins un peu Pascoe. Malgré tout, il cligne des yeux, déstabilisé, sentant ses joues se colorer un peu trop nettement pour que cela passe inaperçu. Contre toute attente, il cherche les yeux de son interlocuteur ; il n’a pas envie de fuir en courant, pas plus que de mettre un terme à ce qui a débuté sans qu’il ne le comprenne vraiment. En fait, il se sent… flatté. Une douce chaleur s’est nichée au creux de son ventre, l’une de celles qu’il a un jour ressentie quand, adolescent, le garçon qui lui plaisait lui lançait des sourires complices. C’est à peine s’il s’en rappelait, mais là, à cet instant, il s’en souvient vivement ; avec un plaisir qui le surprend lui-même. Il a peur, bien sûr ; qu’on le surprenne, qu’on lise sur son visage ce qu’il s’efforce de dissimuler depuis des années, que tout ça se déroule en public, de flirter avec Avràn – de faire ce grand saut dans l’inconnu qu’il n’avait jusqu’ici jamais osé. Et d’autre côté, il en a… envie ? De savoir ce que ça fait, de plaire à un homme, de le lui signaler franchement, de séduire et d’être séduit plus sincèrement qu’il ne l’a jamais fait.
Son cœur bat trop fort, et ses prunelles claires oscillent entre l’appréhension et l’espoir, mais il lui faut seulement un déglutissement difficile pour parvenir à abréger le silence inconfortable qui doit mettre le pauvre Salazar terriblement mal à l’aise. “C’est moi qui suis désolé” commence-t-il, miroir embarrassé de son rire en écho. La tentation de détourner le regard est forte, mais il n’y cède pas ; en dépit de ses pommettes qui le brûlent et doivent se détacher nettement sur sa pâleur naturelle. “Je n’ai jamais fait ça” avoue-t-il, évitant pudiquement de mettre des mots trop explicites sur sa sexualité bridée. Son audace le surprend lui-même, mais la chaleur qui a élu domicile dans son ventre lui donne tant envie de ronronner qu’elle surpasse la peur qui rampe dans ses entrailles. “Mais l’idée me plaît” il ajoute à sa propre surprise, la voix légèrement plus rauque que d’ordinaire. Il esquisse un sourire gêné, baissant brièvement les yeux avant de les remonter plus timidement pour s’efforcer de ne pas donner l’impression à son interlocuteur qu’il n’a pas envie d’être là. Jude se mordille la lèvre, cherchant ses mots pour offrir une porte de sortie à Avràn. “Si tu en as toujours envie malgré mon… mon inexpérience.” La lâcheté reprend le dessus, espérant secrètement que le paléontologue saisira l’occasion pour tout arrêter, tandis que la chaleur lovée dans son ventre frémit comme un jeune homme en émoi dans l’attente d’une réponse à son invitation à sortir ensemble. Je suis ridicule.
Il était fier de sa fille, Avràn. Il avait beau penser que vivre sous les feux des projecteurs n’était pas forcément une bonne chose - puisqu’il en avait fait les frais, dans sa jeunesse - tout ce qu’il voulait, c’était que Vida soit heureuse. Donc, si ce qu’elle faisait dans la vie la rendait heureuse, de son point de vue, c’était l’essentiel. Il avait parfois du mal à comprendre où était l'intérêt de tout vivre à travers la caméra de son téléphone, de tout exposé de sa vie sur les réseaux, mais si elle, ça lui convenait ainsi, alors tant mieux, ce n’était pas lui qui allait la juger là-dessus. Au contraire, il faisait en sorte de s’intéresser à ce qu’elle faisait et il la soutenait dans ses projets. « Ouais, elle peut difficilement avoir des secrets pour moi. » Et pour le reste de sa communauté. Cela dit, il fallait qu’elle parvienne à garder un peu de sa vie privée, sinon, il y avait de quoi devenir fou. C’était exactement ce qu’il lui était arrivé à lui, des années plus tôt. A force de voir sa vie exposée en long et large et en travers dans les tabloïds, il n’avait pas tenu le coup, le brun. « J’peux comprendre les réticences de certains parents, mais bon, elle a grandi avec sa mère qui l’a toujours poussée sous les feux des projecteurs, alors impossible de m’y opposer maintenant. » Il n’en avait pas l’intention, ni l’envie, mais il fallait bien admettre que si elle en était là, Vida, c’était parce que sa mère l’avait mise devant une caméra dès son plus jeune âge. Il n’avait jamais eu son mot à dire, puisqu’il avait perdu ses droits parentaux.
Sans doute qu’il aurait dû continuer à parler de sa fille, Avràn. Il pouvait parler d’elle un long moment et puis, ça aurait évité cette situation particulièrement gênante. Pour lui ce rendez vous avec Jude était un date, mais il fallait croire que ce n’était pas ainsi qu’il l’avait pris. Il se sentait idiot, Avràn, l’impression de ne pas avoir bien compris les signaux que l’autre pouvait lui envoyer. Il ne savait plus trop où se mettre à présent. C’était bizarre comme situation, mais au pire est-ce que ça les empêchait vraiment de passer une soirée entre amis ? Il n’en avait pas la moindre idée, attendait surtout de voir la réaction de Jude, est-ce qu’il allait prendre la fuite ? Il en aurait sans doute le droit, s’ils n’étaient vraiment pas sur la même longueur d’onde tous les deux. « Quoi, t’as jamais eu de date, avant ? » Il répondit, dans un léger rire, façon de dédramatiser les choses. De les normaliser surtout, parce qu’il sentait bien que ce n’était pas le côté date le problème, mais plus le fait qu’ils soient tous les deux des hommes. Pas question de le juger là-dessus, bien au contraire. Juste une volonté de prouver, que peu importait avec qui ça avait lieux, un date, restait un date. « Ah oui, ça me rassure. » Il répondit, sentant sa gêne diminuer un peu. Au moins, Jude ne semblait pas lui en vouloir pour le quiproquo qu’il y avait eu entre eux. Il ne semblait pas non plus avoir envie de fuir, c’était plutôt rassurant. « Je suis plutôt bien ici moi. Alors si tu restes, je reste. » Il répondit en haussant les épaules. Il n’allait pas le forcer s’il n’était pas à l’aise, mais s’il voulait quand même aller au bout de cette soirée, il irait aussi. « Et puis, si tu préfères que ce ne soit qu’un repas entre amis, ça me va aussi. » Il n’allait pas se vexer, Avràn, si Jude préférait ne pas s’aventurer dans l’inconnu. De toute façon, lui-même n’était pas certain de ce qu’il attendait de ce repas, alors y avait aucune raison de se vexer, quoi qu’il puisse arriver.
- Spoiler:
- désolée pour l'attente
La façon dont Avràn parle de sa fille a quelque chose de très touchant qui happe Jude immédiatement. Cependant, l’éditeur note une certaine dose d’amertume dans la façon dont il explique l’exposition médiatique de son enfant ; comme s’il n’en avait pas décidé ainsi, ou qu’il regrettait de l’avoir laissé faire. Cette fois interrogateur plus que curieux, l’aîné Pascoe fronce légèrement les sourcils et hésite un instant avant de poser la question qui fâche : “Tu as l’air de le regretter ?” Impossible de finir sa phrase autrement que par un point d’interrogation ; politesse de celui qui ne prétend pas savoir ce que l’autre ressent avant d’avoir une réponse claire.
Le sujet s’efface toutefois derrière l’inattendue interprétation de ce déjeuner ; un rendez-vous galant ! Et de façon tout aussi inattendue, Jude dépasse l’angoisse et la peur qui le consument pourtant depuis toujours pour tendre une main timide – avide et effrayée tout à la fois. Avec délicatesse, Avràn lâche une question rhétorique qui tire un rire timide à son interlocuteur. “Si, si” répond-il machinalement, ourlet rieur d’une commissure relevée en guise de remerciement pour dédramatiser sa confession. Toujours prévenant, le paléontologue lui laisse le choix ; tenter leur chance ou transformer ce date en déjeuner amical. Ça n’arrange toutefois pas les affaires de l’éditeur, qui aurait préféré qu’on tranche pour lui plutôt que d’avoir à affronter – et dépasser – l’anxiété qui le tenaille. Ne pas aller plus loin serait moins effrayant, mais l’alternative est tellement tentante… “J’aimerais… essayer, si tu veux bien” finit-il par dire d’une petite voix mal assurée.
Que dire après avoir déterminé que ce charmant homme qui lui fait face lui plaît suffisamment pour se lancer dans sa toute première tentative de séduction homosexuelle ? Une serveuse vient prendre leurs commandes pour l’en épargner. “Oh, euh… La même chose que monsieur !” décide-t-il au dernier moment, pas vraiment sûr de lui. “Tu n’as qu’à me faire goûter ton plat préféré de ce restau” propose Jude avec un sourire, moins petit, plus détendu. C’est un début, mais il faudra davantage pour redonner à leur échange un peu pataud les couleurs d’un flirt.
- HRP :
Y a pas de souci, t’inquiète