tw: anxiété, mention de dépression, tabagisme, accouchement Lorsque le message survient sur leur conversation de groupe fraternelle, Jude manque d’en tomber de sa chaise. Il y a d’abord la joie, l’excitation et la peur entremêlées qui surgissent ; ça y est, il est
tonton. Iris, 2,7 kg ; sa
nièce. Est-il prêt ? Bien sûr que non, pas davantage que sa sœur. Sa petite sœur, Nell, qui est
maman ; ça aussi, ça lui fait tout drôle. Et aussitôt, l’anxiété prend le pas sur le reste. Ses sourcils se froncent, il relit le message, l’heure à laquelle il est envoyé sur le groupe de discussion. La pensée que sa petite princesse a accouché seule lui noue l’estomac. Il y avait bien au moins un ou une amie, n’est-ce pas ? Elle n’était pas
vraiment seule, ce n’est pas possible. Ses doigts nerveux pianotent sur le clavier numérique de son smartphone, trois petits points s’affichent… puis il se ravise, se contente d’envoyer une avalanche de cœurs et un “Je décolle” dans la foulée. Car c’est bien ce qu’il compte faire : ramasser ses affaires et filer à la maternité. Tant pis pour le travail qui l’attend et les mails restés sans réponse ; qu’on l’engueule si ça leur fait plaisir, ça ne lui fait ni chaud ni froid. Lorsqu’on lui pose la question, il répond que sa sœur a accouché sur un ton sans appel. Et dire ces mots à haute voix fait faire de drôles de bonds à son estomac.
Avec Blaise, ils conviennent de se retrouver sur le parvis de l’hôpital. Évidemment, si le trajet n’est pas catastrophique à cette heure, le parking est une autre histoire : heureusement qu’il n’y a pas d’urgence, il aurait probablement dû se garer comme un sagouin devant l’entrée pour vomir la patientèle. Au lieu de quoi, il se contente de pester et de râler en tournant dans les allées au pas, ses mains agitées tapotant le volant avec agacement le temps que quelqu’un daigne libérer une place. Ça ne fait jamais de mal de maudire ces SUV polluants qui prennent trop de place, pas vrai ? Au moins, ça le détourne un peu de ses ruminations et de la pensée perturbante que son petit frère, lui aussi, est tonton désormais. C’est tellement étrange. Toute cette situation est une promesse de mille possibles ; tous plus terrifiants et excitants les uns que les autres. “
Oh, le con !” réalise-t-il soudain à haute voix, jusqu’alors trop occupé à fixer avec insistance un groupe de personnes sur le départ. Il vient de se souvenir qu’il a complètement oublié le cadeau de naissance dans le capharnaüm de son appartement ! L’éditeur enfouit son visage entre ses mains pour pousser un soupir furieux contre lui-même. C’est ça, d’avoir la tête dans les nuages noirs de son angoisse ! Réfléchissant à toute vitesse, et après ce qui lui semble être une éternité d’hésitation coupable, il finit par appeler son frère. Lorsqu’il décroche, il commence à se mordiller la lèvre d’appréhension ; d’un autre côté, il ne conçoit pas de venir les mains vides. “
Hey, dis-moi, tu en es où ? Ah oui ? Est-ce que ça t’embêterait de faire un détour ? J’ai complètement oublié le cadeau de naissance chez moi.” Dieu soit loué, Blaise est d’un naturel serviable et l’hôpital se trouve dans le même quartier que son appartement. “
Merci, tu me sauves la vie ! Tu n’as qu’à demander au gardien qu’il t’ouvre, il a mon double. Je vais le prévenir par texto. Tu trouveras le cadeau sur le meuble d’entrée, c’est un carton avec des petits nuages blancs. Et, euh…” Déglutition embarrassée. “
Ne fais pas attention au bazar” rit-il nerveusement, grattant son poignet trop fort sans y faire attention. Il est tenté de rajouter quelque chose, de donner un prétexte pour expliquer l’état pathétique de son chez-lui ; de
prévenir, même, qu’il ne s’agit pas de l’un de ses euphémismes de premier de la classe. Avant la dépression, Jude était ordonné de façon militaire ; lorsqu’il disait “Ne fais pas attention au bazar”, c’est qu’il y avait quelques miettes sur la table du salon. L’idée que son jeune frère entre pour la première fois dans son antre sens dessus dessous et constate l’inquiétant changement lui file des boutons, mais, eh bien, il n’a pas vraiment le choix, cette fois. Plus d’excuse pour tenir sa famille éloignée de son désordre intérieur. Lorsqu’il raccroche, le regard dans le vague et les lèvres misérablement écaillées par l’anxiété, il prévient le concierge de son immeuble, puis jette son téléphone sur le siège passager comme s’il l’avait personnellement offensé et se gare
enfin, après quelques minutes d’attente supplémentaires.
Claquant la portière derrière lui, il rejoint le large perron de la maternité et sort aussitôt son paquet de cigarettes pour s’en griller une. Ça, au moins, ça lui calmera un peu les nerfs. Tapant du pied frénétiquement comme si ce geste répétitif pouvait canaliser sa nervosité, il se laisse envelopper par la fumée qu’il exhale du bout de lèvres boudeuses. La nicotine apaise un brin le vent de panique qui souffle impitoyablement sur sa caboche embrouillée, et Jude ferme un instant les yeux pour s’enjoindre au calme. Ce n’est pas lui qui est censé être dans tous ses états, aujourd’hui. Lorsqu’il relève ses paupières, qui lui paraissaient peser des tonnes, la silhouette d’un Blaise encombré se dessine dans son champ de vision. Bien plus rapide que s’il avait dû repartir et attendre à nouveau une plombe et demie qu’une place se libère ! “
Super, merci beaucoup !” lance-t-il entre ses dents, clope coincée entre ses lippes froncées, tandis qu’il avance à grands pas vers son cadet pour le délester du carton, qui contient un nid d’ange en coton doublé aux douces couleurs automnales, brodé de végétaux et couronné de deux adorables petites oreilles, ainsi qu’un certain nombre de gourmandises et de produits de détente destinées à la jeune mère. “
Désolé de t’avoir demandé ça.” Une fois chargé du carton, il s’avance vers la première poubelle venue, coince son cadeau dans le creux d’un coude et écrase sa cigarette avant de la jeter – tout est prétexte à ne pas regarder son frère dans les yeux, pour ne pas y lire ce qu’il pense de son appartement. “
Allez, en route mauvaise troupe” décide-t-il, sans laisser de place aux interrogations éventuelles de Blaise.
Ensemble, ils s’orientent dans l’hôpital sur les dires de l’accueil, traversent d’innombrables couloirs jusqu’à parvenir dans l’aile dédiée à la maternité, puis devant la porte de la chambre qu’ils cherchent. C’est qu’il est immense, ce centre médical ! Sur le chemin, Jude s’est contenté de faire quelques commentaires pince-sans-rire sur les lieux, histoire de meubler et de ne pas vraiment laisser de place à une conversation plus intime qu’il n’est pas certain de pouvoir encaisser avec ses nerfs en pelote. Et, quand ils pénètrent dans l’humble demeure maternelle, Nell les accueille d’un immense sourire depuis son lit, sur lequel elle se redresse. Elle a l’air épuisée. “
Dieu qu’elle est belle !” s’exclame l’aîné avant d’avoir pu réfléchir, au moment où ses yeux tombent sur la petite chose adorablement froissée qui dort à poings fermées. “
Une vraie tombeuse, c’est bien la fille de sa mère” ajoute-t-il un ton plus bas – pour ne pas troubler le sommeil de la petite – avec un petit sourire en coin, fausse flatterie qui recèle bien plus de sincérité que de taquinerie. Il dépose son carton sur un petit canapé dédié aux visiteurs, avant d’aller serrer délicatement sa sœur dans ses bras ; cette fois, l’occasion lui en donne l’excuse parfaite sans avoir à en rougir. Lorsqu’il s’écarte, son regard tendre tombe sur le visage cerné de sa petite princesse. “
Comment tu te sens ?” s’enquiert-il, l’air soucieux. Bouleversée, sans doute, à en croire l’émotion dans ses yeux ; épuisée, aussi, à croire cette face plissée de fatigue. Mais peut-être a-t-elle besoin de leur en parler, à eux, pour que ça compte ; parce que ce n’est pas une simple description, un simple état – c’est toute une vie qui bascule du jour au lendemain.