I want you to hold out the palm of your hand Il est dix-huit heures, plus personne au studio. Je soupire, pas mécontente que la journée se termine enfin. On est vendredi soir, je devrais probablement retrouver mes copines dans ce bar qu’on affectionne sans doute un peu trop. Les cocktails déferlent à vue d’œil, pas toujours idéal quand on sait que le lendemain, je me battrais avec une sérieuse gueule de bois ! Oui, je devrais probablement y aller et m’adonner à notre activité favorite : se plaindre de notre vie sentimentale désastreuse. Le sexe ? N’en parlons même pas, réduit à néant depuis des mois, je pourrais presque devenir une sainte. Et on appréciera le « presque », bien entendu. Quand je reçois un texto de Murphy qui me dit qu’elle a la crève et qu’on reporte notre soirée à la semaine prochaine, je me sens presque soulagée de ne pas avoir eu besoin de trouver une excuse pour ne pas me pointer à notre rendez-vous hebdomadaire. J’envoie donc un texto à Bee pour lui dire qu’on ne se verra pas ce soir. Elle se chargera de la suite en chaîne pour notre petit club de copine en manque d’amour… Et puis, je me sens fatiguée, mais surtout nostalgique.
Sur la table basse du salon au studio, des centaines d’images retracent grossièrement mon existence. Je n’ai pas pu résister à l’envie de me souvenir. Parce que certains souvenirs m’ont fait du bien et que je me raccroche à eux, comme si on s'accrochait à une bouée de sauvetage pour ne pas se noyer. Et à l’image de Forrest Gump muni de sa boîte de chocolat, j’ai besoin de faire le point sur ce qui m’a conduite jusqu'ici, très précisément. Chaque choix que j’ai pourtant fait en connaissance de cause, qui, mis bout à bout, ont fini par former, ensemble, un putain de cocktail de conséquences inimaginables. Les quelques photographies qui jonchent le marbre à foison, me font sourire. J’en sélectionne quelques-unes, parce que dans quelques semaines, mes parents fêteront leur quarantième anniversaire de mariage et je veux pouvoir marquer le coup. Leur amour m’inspire, de toute évidence mais force est de constater que j’ai lamentablement échoué dans ce domaine. Il y a tant à parcourir, tant à dire à ce sujet…
Mais pour cela, je dois commencer par le début… ou du moins, en venir à l’essentiel : Juste avant ma chute.
« La photographie est l’un des langages les plus universels qui soit, et vous n’avez pas besoin de parler ».
PHOTO N°1 : Mr & Mrs Solomon
La première photographie que je tiens entre mon pouce et mon index, c’est le jour de leur mariage. Amir et Hila sont nés en Israel mais ont grandi en Californie. Parents aspirants au rêve américain, c’est sur la côte Californienne qu’ils ont jeté l’ancre. Ma mère et mon père étaient jeunes, à l’aube de la vingtaine, insouciants mais surtout, ils étaient amoureux quand ils se sont dit « oui » un matin de printemps. Un amour qui a enduré bien des tempêtes tout au long de ces quarante années de vie commune mais qui a toujours triomphé, peu importe la difficulté. Une rencontre banale, dans un centre commercial de Oceanside, où ma mère travaillait dans un vidéo club, les fins de semaine pour se faire un petit peu d’argent. Quand mon père l’eut aperçue, ce fut le coup de foudre et chaque samedi après-midi, il allait à sa rencontre, lui demandait conseil et repartait, bien satisfait. Chaque samedi, ma mère l’attendait, nerveusement. Et un jour, il lui a demandé de sortir avec lui. C’est ainsi que leur belle histoire d’amour a commencé. Ils se sont mariés deux ans plus tard, parce qu’Hila n’avait pas tout à fait l’âge pour s’unir à mon père. Ils ont dû attendre qu’elle soit majeure pour ça. Et depuis, ils ne se sont jamais quittés.
PHOTO N°12 : Welcome home, baby girl,...girl,...and boy.
Quand je regarde cette image de ces trois enfants, je n’arrive pas à me souvenir de ma sœur aînée. Posée sur la gauche comme une petite princesse tirant la langue, j’essaie de me souvenir d’elle mais c’est difficile. Mon petit frère est dans les bras de mon aînée, nouveau né, bien entendu, vêtu d’une longue robe blanche. Moi, je suis posée à côté d’eux en train de tirer la tête. Une moue triste, mais je ne sais plus pourquoi. Ça remonte à loin. Quelque chose a dû me contrarier, j’imagine. Je devais avoir deux ans, à peu près. Nous étions drôlement bien sapés, pour l’époque. C’était au baptême de mon petit frère, c’est écrit, derrière la photo. Il y a beaucoup de choses que je ne me rappelle plus, trop jeune ou parce que mon esprit a occulté certains faits pour me protéger. Quand ma sœur a disparu, la première tempête a fait rage dans notre famille. Il y a eu des hauts, mais beaucoup de bas. Ma mère a eu beaucoup de mal à se remettre… Enfin, elle ne s’en est jamais remise, mais disons qu’elle a surtout appris à vivre de son absence. Yahel n’étant plus de ce monde, mère devait impérativement se concentrer sur ses deux autres enfants, qui ne demandaient qu'à être aimés…
C’est ce qu’elle a fait, tout comme mon père. Lui, étant un peu plus sur la réserve, il n’a jamais vraiment exprimé ses émotions. En tout cas, tel que j’ai connu mon père aussi loin que je m’en souvienne. Et on ne parlait pas de Yahel en sa présence. Souvent, il cherchait à détourner le sujet d'une note plus positive parce qu’il savait qu’on finirait par être triste. En tout cas, plus qu’on ne l’était déjà. Surtout ma mère. Ma pauvre maman, qui pleurait chaque soir dans son lit, la mort tragique et prématurée de sa fille aînée. Elle a manqué à ma vie, surtout lors de ce passage crucial à l’adolescence. Il y a des choses qu’on ne raconte pas à ses parents, et c’est sûrement à ma grande sœur que je serais venue demander conseil à propos d ‘un certain garçon, angoissée à l’idée de l’embrasser pour la première fois. Ou quand justement, je me suis sentie prête à passer à une étape bien particulière, plus intimiste. Oui, j’aurais tellement voulu l’avoir à mes côtés, parce que ce n’est pas chez mon petit frère que je serais venue chercher des réponses. Mais j’ai eu des amies formidables durant toutes ces étapes importantes. Mon groupe de copines, dont je ne me sépare pratiquement jamais ! Elles me connaissent sur le bout des doigts, autant que je les connais, à mon tour…
PHOTO N°26 : Once upon a Time in Wonderland… or not ?
Je parcours les souvenirs avec beaucoup d’émotion. Ceux destinés à l’album pour l’anniversaire de mariage de mes parents, et d’autres, comme celui-ci, destiné à raviver une certaine flamme dans ma vie. Enfin, c’est bien beau de se dire qu’il y a encore de l’espoir pour nous deux mais fatalement, nous n’y sommes pas encore, à cette possibilité de se retrouver. Cette photo prise avec Ismaël, durant notre première escapade en amoureux, à moto, pour admirer les panoramas du littoral californien à leur meilleur depuis la Pacific Coast Highway me fait sourire. Me mordillant la lèvre inférieure, je tente de me rappeler le moment où notre couple est parti à la dérive. Quand est-ce que le train de notre amour à subitement déraillé ?? On semblait si heureux sur cette photo, prise en selfie. J’étais tellement amoureuse. Mon cœur battait si fort dans ma poitrine qu’il aurait pu se déloger en une fraction de seconde. Je pouvais crier au monde entier que je l’aimais de tout mon être. Et raviver ses instants de bonheur, c’est comme s’il était toujours là, avec moi. Dans mon coeur, il aura toujours cette place particulière, bien sûr, parce qu’il est le père de ma fille mais cela fait plusieurs mois que la communication est rompue entre nous. Échanges brefs, on se limite aux banalités. Comme si nous étions deux étrangers. C’est dur.. très dur à encaisser, je l’admets.
Mais quand je regarde le sourire que je fais sur cette image ainsi que les yeux brillants de mon époux lorsqu’il me regarde, je ne veux pas croire que tout ceci est derrière nous. On s’est aimés. Beaucoup. Passionnément, jusqu’à une certaine folie. Mais je n’arrive pas à admettre que le « plus du tout » fasse désormais partie de moi. Nous avons divorcé parce que les sentiments que nous éprouvions l’un pour l’autre se sont envolés. Je n’ai rien fait pour changé ça, mais je n’imaginais pas qu’une fin comme la nôtre me fera si mal. Même après six mois.
PHOTO N°44 : M & Mrs Cohen
San Francisco, « The City by the Bay ». Il y a dix ans. J’ai épousé un homme merveilleux et pour lequel j’étais follement amoureuse. Des rêves pleins la tête, des projets qui ne demandent qu'à naître, comme un enfant. On s’aimait depuis deux ans lorsque j’ai dit oui, devant notre famille et nos amis. J’ai dit oui sans crainte, j’ai dit oui au bonheur, aux promesses. J’ai dit oui, pour vieillir à ses côtés. Cette photo, bien qu’elle me serre la poitrine, me rappelle tant de beaux souvenirs. Cette journée, où je suis devenue Madame Cohen, était parfaite. Zéro faux pas, tout était bien organisé, orchestré. Avec l’envie de prendre moi-même mes photos de mariage parce que c’est mon métier et parce que je suis incapable de me séparer de mon objectif. Il a tant vécu à mes côtés. Des moments de bonheur comme celui-ci, mais aussi mes échecs, mes plus grandes peurs. Et ma chute, surtout. Lui, Natif de Los Angeles, mon époux était réticent à l'idée de l'installer à Oceanside. Il ne connaissait personne mais je suis bien trop proche de mes parents, de mes amis alors, il n'a pas su me dire non. Il a fait sa place, parmi les miens. Le courant est passé directement avec tout le monde. L'homme idéal. Oui, il l'était, à ce moment de ma vie. Jusqu'au jour où nous nous sommes éloigné, après la naissance de notre fille, Manël.
PHOTO N°81 : You + me = Baby Manël
Il aura fallu un peu plus d’un an pour que je tombe enceinte de Manël. Au départ, je ne m’inquiétais pas trop, entre l’arrêt de ma pilule et le train que je menais au boulot, je me disais que ça finirait par arriver. Au bout de six mois, pas de bébé. Je me suis inquiétée. Un peu trop d’ailleurs. Ma gynéco m’avait dit que c’était normal, qu’il n’y avait pas lieu de se poser des questions. Certains couples mettaient plus de deux ans avant de concevoir et je me suis fiée à elle. Un jour, je me suis rendue compte que j’avais du retard, je n’avais aucun symptôme, juste un léger retard de quelques jours. Et mon test de grossesse a viré bleu tout de suite. Je n'en croyais pas mes yeux sur le moment tandis que mon époux répétait sans arrêt « J’vais être papa, j’vais être papa ! ». Nous avons profité de cette grossesse à fond. Avec les bons et les mauvais jours. Chaque nausée, chaque maux de ventre, chaque coup de pied, chaque brûlure d'estomac. Chaque contraction, chaque poussée, jusqu’à son premier cri.
Lorsque la sage femme a déposé mon bébé sur le ventre, j'ai pleuré. Elle était là, tout contre moi, en bonne santé. J’avais fabriqué un bébé. C’est dingue n’est-ce pas ? Une toute petite chose qui allait devenir mon centre du monde. Qui l’était déjà depuis quelques mois, certes, mais je n’avais aucune idée de combien elle allait être précieuse, au point que je pourrais donner ma vie pour elle. Les semaines qui ont suivies ont été une véritable épreuve. J’ignorais comment m’y prendre avec elle, parce qu’elle pleurait beaucoup et ne voulait pas toujours prendre le biberon. Murphy a été d’un grand soutien pour moi. Elle connaît plus ou moins ça, les enfants. Elle s’occupe de ses frères et sœurs depuis longtemps, et je ne voyais pas quelqu’un d’autre dans ce rôle de marraine pour ma fille. Je savais qu’elle était la mieux placée (après moi, bien entendu^^) pour la guider tout au long de sa vie. Alors, il n’y avait plus juste Manël, Ismaël et moi. Il y avait Murphy, l’une de mes meilleures amies dans l’équation, et quelque part, mon époux n’a pas trop apprécié. J’imagine que ce fût l’une des excuses de merde qu’il m’a sortie quand on a divorcé. Et pourquoi. Enfin, ça c’est une autre histoire. Je retiens simplement le positif et je dois dire que ma fille a toute une bande de copine à maman qui veille à ce qu’elle ne manque de rien et nous sommes prêtes pour recevoir son futur premier petit copain !!!
Cette photo, prise le jour de sa naissance restera selon moi l’un des meilleurs moment de toute mon existence. Je n’ai jamais voulu des tonnes d’enfants un ou peut-être deux, avec un p’tit effort mais si je n’ai qu’elle, alors ça me convient parfaitement. Je suis en paix avec mon horloge biologique…
PHOTO N°107 : Desperate Thirties
Une bande de copines, la trentaine, avec ou sans enfant. Quelques déboires sentimentaux, une vie sexuelle pour la plupart inexistante ou trop abondante. Mais le résultat reste pareil : on se complète, par nos différences et le goût du cocktail n’est pas plus amer que notre vie amoureuse. La photographie que je tiens entre mes mains est merveilleuse, me rappelle de bons souvenirs. Et tout un tas d’anecdotes bien hilarantes, il faut se le dire. Cette photo a été prise dans un bar qu’on fréquente depuis maintenant plusieurs années. Je n’ai plus trop de souvenirs de cette soirée là précisément, trop éméchée pour me rappeler le déroulé. Je sais qu’on s’est amusée comme des folles, âge mental : quinze ans. Du moment où j’ai eu un verre dans les mains, je suis incapable de savoir si j’ai été raisonnable ou pas ? Et je n’ai jamais vraiment posé de questions de notre sortie entre copines, pour l’anniversaire de l’une des nôtres. Et nous avons répété ce genre de soirée, encore et encore jusqu’à ce que notre vendredi soir lui soit réservé.
Mes copines, je les aime plus que tout au monde. Je n’ai pas peur d’être cash avec elles. Si quelque chose me dérange, je n'irai pas par quatre chemins pour leur dire. Je suis franche, elles le savent. Mais ce qui est bien aussi avec ce lien qui nous unit toutes, c’est que je n’ai pas peur d’être jugée, je sais que je peux me confier à elles sans aucune crainte, ni hésitation. C’est d’ailleurs mes meilleures amies que j’appelle en premier quand quelque chose de nouveau arrive dans ma vie. Et je crois que ça ne va plus tarder… pour de nouvelles confidences.
PHOTO N°121 : And now, what do we do?
Six mois que je suis célibataire, six mois que je me dis que c’est « peut être trop tôt » pour envisager quelque chose. Pas nécessairement une relation, je crois que je ne suis pas prête pour ça mais quelque chose qui me fasse enfin vibrer. Quelque chose de nouveau, peut-être d’interdit ? Je ne sais pas. Je suis arrivée à un point où j’ai besoin d’une vague de spontanéité dans ma vie. Je m’ennuie, rien ne se passe. Autrefois, je n’aurais pas hésité. Je n’aurais pas hésité à aborder ce gars, au Coco Cabana qui me fait terriblement de l'œil mais avec qui j'ai collaboré il y a quelques temps. Autrefois, je n’aurais pas refusé le verre, d’un parfait inconnu pour lancer les hostilités. Autrefois, je n’aurais pas hésité non plus à me glisser dans les draps d’un homme qui m’aurait plu et dont je ne me rappelle plus du prénom. Oui tout ceci m’aurait plus. Mais je me suis mariée et forcément, toutes ces choses n’auraient pas eu leur place en tant qu’épouse. Ceci dit, je ne regrette pas mon mariage. J’ai vécu des moments extraordinaires, j’ai voyagé plus que de raison, j’ai été très heureuse et j’ai gagné Manël, au bout de toutes ces péripéties. Et juste pour ça, je lui serais éternellement reconnaissante. Il a fait de moi une mère comblée, malgré tout ce foutoir dans notre vie.
Et depuis plusieurs années, je me sens épanouie dans mon travail. Photographe depuis les bancs de l’école, je ne sors jamais sans mon objectif, capture des moments insolites, spontanés, de toute beauté. Mon studio est polyvalent, je fais toutes sortes de photos. Je peux aller du plus basique reportage pour le journal local, à des magazines type mode, plus en vogue. Des célébrations qu’on veut immortaliser, comme anniversaire, mariage. La grossesse qu’on ne veut surtout pas oublier, et des images sensuelles qu’on préfère garder pour soi. Oui, mon objectif en a vu de toutes les couleurs, pour son plaisir, et le mien également. J’aime tellement ce que je fais. C’est bien plus qu’un métier, c’est une passion.