I want you to hold out the palm of your hand
« Si un jour vous n’osez pas tenter quelque chose parce que vous avez peur de ne pas être assez qualifiés, pensez au marathon des jeux olympiques de 1904. »
C’était toujours comme ça avec Rhys. M. Cornell. Éminent maître de conférences. Il était de toutes les discussions des étudiants. Ce n’était pas un canon de beauté, pas une montagne de muscle non plus, mais ce n’était pas qu’un bon professeur. C’était un excellent prof. Calme, à l’écoute, extrêmement empathique et surtout tellement passionné par ses cours et sa discipline qu’il arrivait à rendre ces derniers intéressants. Jamais le genre à lire des diapos à n’en plus finir et rester assis à son bureau pendant des heures en attendant que ses étudiants progressent sans lui. Il était exigeant et ses partiels étaient réputés pour ne pas être les plus faciles à passer. Mais le fait qu’il mette son âme et son cœur tout entiers dans ses cours étaient une des plus grandes causes de réussites de ses élèves. Il était de ceux qu’on retournait voir des années après avoir obtenu son diplôme, pour prendre des nouvelles, un café, quelque chose. On ne l’oubliait pas. Et même des années plus tard, certains de ses anciens étudiants venaient lui présenter leur bébé, riant, de bon cœur sur le fait que lui était toujours à la même place, au même endroit, dans les mêmes amphithéâtres à faire les mêmes cours.
Cette fois ci, il s’adressait à une classe de première année en licence de lettre moderne et comme toutes les promotions de premières années, l’amphithéâtre était rempli à raz-bord. Il savait pertinemment que la moitié allait abandonner avant la fin du premier semestre. Certains par manque de niveau, d’autres par manque d’intérêt, d’autres encore parce qu’ils allaient se rendre compte que la fac dans laquelle ils avaient mis les pieds n’était pas celle des dizaines de milliers de films où tout était rose et beau. Alors, comme à chaque début d’année, en tant que doyen de l’UFR de sciences sociales, il avait commencé son discours de motivation.
« Sur le podium du marathon des JO de 1904, le premier qui avait fait un temps assez impressionnant avait fait la moitié de la route en voiture avant que son bolide ne tombe en panne et qu’il soit obligé de finir à pied sur une dizaine de kilomètres. Le deuxième avait été empoisonné par son entraîneur et a perdu dix kilos pendant la course, le quatrième c’était un facteur cubain qui n’avait absolument rien à foutre dans la course à laquelle il n’avait d’ailleurs pas du tout été inscrit… Et le juge arbitre avait refusé que les athlètes boivent pendant la course. Il faisait 45°C dehors. Voyez votre vie comme un marathon. Y’aura toujours quelqu’un avant vous parce que y’a toujours des gens qui ont les moyens de faire la course en voiture ou de se payer un jet privé pour aller chercher le pain. Y’aura toujours des arrivistes -qui ne seront pas forcément toujours facteurs-, y’aura toujours de tout. Ce qui compte c’est votre objectif. Le reste on s’en fiche. Croyez-moi, certains de mes meilleurs étudiants étaient pas forcément les plus brillants à l’école, et ils n’étaient d’ailleurs pas forcément les meilleurs dans mes matières. Mais ils étaient passionnés. Par quelque chose, n’importe quoi. Et c’est ça que j’essaie de vous transmettre. Si vous redoublez, si allez pas jusqu’au doctorat, on s’en fout. Vous croyez que Beyonce elle a un doctorat ? Et y’a quand même une certaine différence de salaire entre nous je crois que c’est un secret pour personne… Donc partez pas perdant tout de suite… »
« Mais monsieur, » le coupa un jeune homme, certainement stressé par la montagne de travail qui l’attendait, « vous pouvez vous permettre de parler comme ça vous, vous êtes docteur… »
Un léger éclat de rire secoua ses épaules et il contourna son bureau pour s’asseoir sur ce dernier, jambes tendues, chevilles croisées
« Parce que j’suis passionné par ce que j’étudie, par mes recherches, par ce que j’enseigne, vous croyez que j’aurais fait 15ans d’études pour un truc qui ne m’aurait pas passionné ? Y’a pas que le travail dans la vie. C’est aussi important que vous trouviez du plaisir dans ce que vous faites. Sinon croyez moi ça sert à rien. Vous serez pas tous historiens ou magistrats ou profs ou médecins ou ce que vous voulez mais croyez moi vous serez sans doute plus heureux… »
« Vous avez fait quoi comme études vous ? » Demanda une étudiante, certainement simplement par curiosité
« J’ai fait une double licence de lettres classiques et d’histoire à New-York, je suis parti au Danemark pour faire un master en sociologie culturelle puis en Hollande pour un doctorat en Anthropologie culturelle et sociologie du développement et après avoir présenté ma thèse et je suis revenu en Californie où on m’a proposé un poste de prof ici pour financer mes recherches pour tenter un doctorat en communication, nouveaux médias et études culturelles, j’ai présenté ma thèse y’a cinq ans et vu que j’étais déjà bien installé, quand l’ancien doyen de l’UFR est parti à la retraite on m’a proposé le poste et on arrive à aujourd’hui où je continue mes recherches sur la théorie du langage et la communication de masse. »
Devant la stupeur générale, il ne put s’empêcher de rire, surtout quand un étudiant osa briser le silence
« Mais monsieur, quand vous imprimez votre CV vous avez pas des procès d’associations pour la protection des forêts ? »
Mais il fallait briser le mythe
« Vous savez, tout ça là, c’est que des mots. De jolis mots très compliqués qui veulent absolument rien dire. Tenez, je suis sûr qu’au lycée on a dû vous bassiner des centaines de fois avec des analyses sur le moindre mot random d’un bouquin de Shakespeare par exemple ? Eh bien, dites vous que c’est des conneries. Complet. Shakespeare c’est des blagues beaufs et des allusions sexuelles. Ca fait très pompeux parce que c’est écrit dans l’anglais du 16ème siècle. Les auteurs qui font des laïus de 15 ans pour décrire un bouton de chemise c’est à 99% du temps parce qu’ils étaient payés au mot. La plupart des auteurs classiques détestaient devoir écrire plus pour être considérés comme talentueux. Après y’a des tordus mais la plupart avaient clairement pas envie de se faire chier avec des figures de style alambiquées, à leurs âges tout ce qu’ils voulaient c’était à boire et à manger… »
Étrangement, même en tergiversant sur quinze mille sujets différents, ses étudiants progressaient toujours dans son cours. Pas parce qu’il les poussaient jusqu’à leurs limites mais plutôt qu’il leur prouvait qu’ils étaient capables de les dépasser d’eux-mêmes.