fly me to the moon

Isabella. Rencontré par hasard, au détour d’une fête entre amis. Peu avant la fin de l’été, peu avant le départ de Alvaro pour la barbarie. Son sourire l’a électrisé. Une sensation qu’il n’avait jamais vraiment connue. Elle était là, face à lui, à le regarder avec ses grands yeux noisette. Il est tombé ce soir-là et s’est promis de ne pas la laisser partir. Les mains se frôlent, jeu dangereux qui commence entre eux. Puis vient le temps des corps enlacés dans la chaleur de l’été, des draps froissés et des soupirs échangés. Peut-être est-ce sa façon qu’elle a de dire son prénom ? Peut-être est-ce sa façon de rire face à ses conneries ? Il est amoureux Alvaro. Mais septembre arrive et il doit rejoindre ses frères d’armes. Elle lui promet de l’attendre, de rester là sur le quai de la gare. Il ne veut pas l’enchaîner à un futur qu’il n’est pas sûr de pouvoir lui donner. Comment lui promettre qu’ils pourront s’aimer alors qu’il n’est même pas sûr de rentrer ? Pourtant, elle lui écrit chaque soir, lui faisant oublier l’espace d’un instant les horreurs de la guerre, la peur au creux de son ventre. À sa première permission, Isabella est là. Alors il comprend, il comprend qu’elle ne l’abandonnera jamais. Alors tout s’accélère. Dix-neuf ans, il emménage avec elle. Un an après, le voilà père. Alma, leur petite princesse. À chaque départ, c’est une peur incessante. Celle qui fait battre le cœur à le faire rompre. Alors à chaque assaut, sur chaque champ de bataille, Alvaro fait tout pour rester en vie.

Douze longues années, à combattre aux côtés de ses frères d’armes, dans les forces américaines, au milieu de pays rongé par l’horreur, la peur, le chaos et le bruit des bombes qu’on balance sans cesse. C’est long autant d’années dans ce monde-là, ça vous bouffe de l’intérieur, ça consume votre être. La guerre laisse des traces indélébiles, que personne n’effacera jamais. Les cauchemars reviennent parfois en plein milieu de ses nuits. Il crie, suffoque, transpire, s’agite. Il a l’impression de mourir. Mais le lendemain, il y est à nouveau, sur ce terrain miné, à regarder ses frères tomber, les ennemis se faire décimer. Il a déjà été blessé, comme presque tous, mais la pire blessure elle est au fond de lui, comme une tache noire qui ne partira jamais. Un truc bien dégueulasse qui reste coincé là. Puis tout a changé, durant l’un des plus grands assauts de sa carrière. Une attaque dans une maison. Un guet-apens. Pris pour cible par les terroristes. Il se souvient d’un bruit sourd, d’une impression de sentir le sol se dérober sous ses pieds puis plus rien. Le trou noir. Il se réveille dix jours plus tard à l’hôpital de Oceanside. Impossible pour lui de se lever, ni même de bouger sa jambe droite. Il est branché à tout un tas de fils reliés à des machines qui ne cessent de sonner. Sa femme est là, dans l’encadrement de la porte, le café qu’elle a dans les mains vient de lui échapper. Elle se jette dans ses bras, Alvaro la serrant contre son torse. Les docteurs arrivent, il ne comprend pas. On lui raconte les événements, un cocktail Molotov artisanal et sa jambe droite touchée gravement. Âgé de trente ans, il passera un an à l’hôpital à enchaîner les soins et diverses opérations. Puis une autre année à faire de la rééducation. Tous les jours, pour réapprendre à marcher, plier la jambe, courir, sauter. Il est mis à la retraite anticipée, car jugé inapte pour repartir sur le terrain, pour à nouveau s’engager. Une épreuve difficile, mais qui l’a forgé un peu plus. Il garde de cette période une cicatrice bien que discrète mais toujours visible sur sa jambe droite allant de son genou à sa cheville.

Milieu de la nuit, la sonnette de la maison qui retentit. Alvaro, trente-trois ans, réveillé en sursaut par le bruit sourd et continu. Machinalement, son regard se tourne vers la place de sa femme, vide. Il se relève d’un bon et prie. Espérant que ce ne sont que des gamins qui se jouent de lui. Mais la sonnette continue de résonner et Alvaro ouvre la porte. « Mr Henkins, c’est au sujet de votre femme. » Il comprend. Rapidement. En voyant devant lui, ces hommes en uniforme de police. Il secoue la tête, il ne veut pas en entendre plus. Pas ces mots, pas ceux qui font s’effondrer toute une vie. Accident. Freins qui ont lâché. Elle n’a pas pu être sauvée. Alvaro sent l’enfer s’ouvrir sous ses pieds. Sa tête lui tourne et un cri transperce la nuit. À genoux devant son entrée, l’homme regarde la police s’éloigner. Il est dévasté. Et Alma, comment lui annoncer ? Il restera toute la nuit sur le plancher, incapable de bouger. Les jours suivants, il sombre peu à peu. Passant des heures au cimetière, laissant sa fille de onze ans, chez sa mère. Incapable de s’en occuper. La dépression le prend comme ami. Il ne lutte pas, la laisse faire ce qu’elle veut de lui. Sa mère s’inquiète, lui demande d’accepter de l’aide. Alors il pousse la porte d’une salle d’attente, demandant au médecin une hospitalisation pour vaincre cette foutue maladie. Il reste six mois, à lutter contre lui-même, contre sa rage et sa colère. Alma vient le voir, mais il comprend que tout a changé. Elle se sent abandonnée et ne parvient pas à lui pardonner. Alors il se bat, pour elle, pour lui, pour lui offrir une meilleure vie. Il s’en sort, il sort, mais ne veut pas retourner chez lui.

Les traumatismes, Alvaro les côtoie tous les jours depuis ses dix-huit ans, et pourtant si vous le croisez, jamais vous ne pourrez vous douter de ce qui se trame à l’intérieur. Complètement paumé lorsqu’il est sorti de sa dépression, il a essayé de remonter la pente pour sa fille. Pour leur offrir une seconde chance, une meilleure vie. Il s’est reconverti comme barmen, loue une maison à son meilleur ami. Il tente d’oublier ses démons, ses blessures. Mais ce n’est pas toujours évident alors il a rejoint un groupe de parole dans lequel il participe, se confie parfois ou écoute simplement. Il ne se sent pas jugé, mais soutenu et accompagné. Alma, tout comme lui, a dû se reconstruire, malgré le deuil, malgré les erreurs de son père. Alvaro tente comme il peut de se faire pardonner ses lacunes du passé.